Du bois à l’écho : immersion dans l’art secret de la cabrette d’Auvergne

24 septembre 2025

L’épopée d’un instrument : la cabrette, entre légende et réalité

La cabrette – de l’occitan “petite chèvre”, allusion à la peau utilisée jadis pour le réservoir d’air – émerge dès le XIXe siècle dans les montagnes du Massif central. Son essor, lié à l’exode rural et la migration de nombreux Auvergnats à Paris, fait résonner ses accents aussi bien sur les pentes du Cantal que dans les bals musette de la capitale (Daniel Loddo, Dastum).

  • Premiers modèles : Les archives montrent des cabrettes fabriquées dès les années 1840 ; on y distingue déjà leur petite taille, leur légereté et ce fameux soufflet qui libère les bras du musicien (contrairement à la musette du Centre).
  • Fonction sociale : La cabrette accompagne la danse, rythme la fête et renforce les liens entre communautés émigrées, comme l’illustre la présence des “Bougnats” parisiens (source : Musée de la Cabrette).

Aujourd’hui, chaque cabrette authentique est une pièce unique, résultat d’un dialogue entre la nature, les mains de l’artisan et l’oreille du musicien.

Les matières premières : quête d’excellence et secrets de sélection

La confection d’une cabrette requiert des matières précises, parfois difficiles à se procurer. Derrière l’apparente simplicité de ses formes se dissimule une recherche minutieuse de matériaux adaptés à la fois à l’acoustique et à la longévité de l’instrument.

Le bois : le cœur vivant de la cabrette

  • Buis : Le bois de buis local est réputé pour sa densité et sa résonance. Cependant, les crises sanitaires récentes – notamment les attaques de la pyrale du buis – compliquent son approvisionnement (Office National des Forêts, 2022).
  • Ébène et fruitiers : Lorsque le buis manque, les facteurs se tournent vers l’ébène (venu d’Afrique de l’Ouest) ou les fruitiers anciens (poirier, prunier). L’ébène, très apprécié pour ses qualités mécaniques, reste rare et cher.

Un bois de qualité doit être “reposant”, c’est-à-dire séché naturellement durant au moins 8 à 10 ans avant d’être travaillé. Ce temps long permet d’éviter les fentes ou les déformations lors du tournage des pièces (Jean-Pierre Rasle, facteur de cabrettes).

Cuir et peaux : l’ancestrale mémoire du troupeau

  • Réservoir en peau de chèvre ou de mouton : Si autrefois les artisans utilisaient la peau d’une chèvre sacrifiée lors d’un mariage de la famille – avec tout un rituel autour du choix de l’animal – aujourd’hui, on privilégie des peaux sélectionnées pour leur souplesse et leur étanchéité. Certaines viennent encore du Massif central mais la France importe aussi d’Espagne ou du Maghreb.
  • Couture à la main : La peau, « gréée » à la tire, est cousue, puis retournée, et patiemment graissée pour résister à la pression et empêcher toute fuite d’air.

Le métal et l’os : entre raffinement et fonctionnalité

  • Anneaux et viroles : En cuivre, argent ou laiton selon la tradition, ils décorent et renforcent les emboîtures.
  • Bussettes et anches : Les anches restent souvent coupées dans du roseau de Provence (Arundo donax) pour leur flexibilité et leur résistance aux variations d’humidité (source : Pierre Imbert, « L’art de la cabrette »).
  • Becs d’anches : Parfois façonnés à partir d’os ou d’une précieuse corne noire, héritée de la tradition pastorale.

Génie du soufflet : la révolution mécanique de la cabrette

L’innovation majeure de la cabrette au XIXe siècle, comparée à d’autres cornemuses européennes, est l’apparition du soufflet, souvent attribuée à un berger asthmatique cantalien, Joseph Faure en 1840 (Musée de la Cabrette d’Espalion). Ce mécanisme transforme radicalement la pratique de l’instrument :

  • Libération du souffle : La pression est fournie non par la bouche mais par un soufflet actionné sous le bras (analogique à l’accordéon diatonique), permettant au musicien de jouer et de chanter simultanément, ou même de tenir des notes plus longues et d’effectuer des variations dynamiques inédites.
  • Complication technique : La confection d’un soufflet requiert une parfaite maîtrise du travail du cuir, de la couture étanche et de la fabrication de charnières flexibles. Chaque soufflet représente plusieurs jours de travail méticuleux, et rares sont les facteurs capables d’en garantir la durabilité plus de quinze ans.

Aujourd'hui, certains facteurs intègrent des matériaux modernes (Gore-Tex, valves en silicone) pour améliorer l’étanchéité, mais l’art du soufflet cousu main demeure la marque de fabrique d’une cabrette authentique.

Anches et perce : les secrets acoustiques du timbre cabrettaire

L’anche, l’âme vibrante de la cabrette

Chaque cabrette possède une anche principale (ou parfois deux) située dans le hautbois, découpée dans le roseau selon une tradition immuable :

  • Dimensionnement précis : Une anche mesure en général entre 5 et 7,5 mm de large et 35 mm de long, mais la courbure, l’épaisseur et la coupe nécessitent un ajustement au dixième de millimètre (source : Jean-Luc Matte, facteur).
  • Réglage fin : Le geste du facteur procède par étapes successives ; l’anche est testée, humidifiée, ajustée parfois à plusieurs reprises, car la moindre variation influence la justesse et le timbre.
  • Capacités d’adaptation : Selon que la cabrette soit destinée à un jeu dansant ou à l’accompagnement du chant, l’anche sera plus ou moins ouverte, pour privilégier puissance ou souplesse expressive.

Le perçage : science sonore et héritage empirique

  • Perçage conique : La perce du hautbois suit une section conique très précise qui conditionne l’étendue des harmoniques et le caractère du son.
  • Trou de jeu : Traditionnellement, la cabrette propose 7 trous, mais certains modèles en possèdent 8, alignés pour faciliter l’ornementation caractéristique du jeu auvergnat.
  • Facteurs et acousticiens : Les maîtres facteurs utilisent des forêts spéciaux, souvent fabriqués main, pour percer sans « brûler » le bois, et peuvent contrôler la justesse à l’aide de diapasons ou de logiciels d’analyse spectrale (moderne, mais désormais courant dans le domaine).

Chaque cabrette est donc, à l’instar d’un grand cru, une synthèse subtile entre tradition, intuition et technologies ponctuelles.

Des mains et du temps : tour d’atelier chez les maîtres-facteurs

La fabrication d’une cabrette suppose de longues heures, souvent réparties sur plusieurs semaines. Certains instruments nécessitent 60 à 80 heures de travail selon la complexité et la décoration (Facture instrumentale, INMA).

Gestuelle, outils et patience

  • Le tournage : Toutes les pièces en bois, de la souche au hautbois, sont façonnées au tour avec une infinie précision, le facteur alternant gouges et racloirs pour éviter toute vibration parasite une fois l’instrument assemblé.
  • L’ajustage : Cette étape consiste à emboîter, tester puis coller ou visser les différents éléments – chaque soudure ou emboîture est ajustée pour garantir la stabilité du son.
  • L’ornementation : Beaucoup de cabrettes reçoivent des incrustations d’os ou de nacre, parfois des motifs gravés typiques du Cantal ou de l’Aveyron, chaque artisan utilisant son propre “vocabulaire” de formes et de symboles (source : Musée de la Cabrette d’Espalion).

Quand le passé inspire le futur : innovations et transmission autour de la cabrette

Face à la raréfaction de certains bois et à l’érosion des connaissances, la communauté des facteurs s’est réorganisée. Des stages, collectifs et échanges sont organisés dans des lieux comme Saint-Flour ou Clermont-Ferrand, permettant à la jeune génération de perpétuer ce savoir-faire.

  • Nouveaux matériaux : Depuis les années 2000, le carbone fait son entrée dans la facture instrumentale, en particulier pour le hautbois et les clefs, avec un souci de légèreté et de résistance à l’humidité.
  • Rôle des festivals : Le festival de la Cabrette et du Chabretaire (Vic-sur-Cère) favorise la rencontre entre musiciens, artisans et chercheurs, catalysant une réflexion sur la modernisation raisonnée de l’instrument (source : La Montagne).
  • Transmission orale et numérique : Aujourd’hui, tutos vidéo et partages sur les réseaux sociaux (cf. groupe Facebook « Cabrette & Tradition ») permettent d’amplifier la diffusion des gestes, tout en sensibilisant à la protection du patrimoine matériel et immatériel. L’enjeu est de perpétuer non seulement l’objet, mais la relation sensible qui unit le musicien, l’artisan et l’auditeur.

L’instrument comme passeur : perspectives pour la cabrette

Au-delà du bois, du cuir et du souffle, chaque cabrette porte en elle la mémoire d’un pays, le dialogue entre invention et respect des anciens, la modestie d’un objet façonné pour durer et émouvoir. Comprendre les secrets de fabrication de la cabrette traditionnelle d’Auvergne, c’est accepter d’entrer dans un monde où la patience résonne autant que le chant, et où l’artisan, à l’abri de sa lumière d’atelier, façonne bien plus qu’un simple instrument : un relais de culture et d’émotions à travers les âges.

Sources : Musée de la Cabrette d’Espalion, Daniel Loddo – Dastum, Office National des Forêts, Pierre Imbert, Jean-Pierre Rasle, INMA, La Montagne, Ministère de la Culture.

En savoir plus à ce sujet :