À la rencontre des maîtres de la cabrette : un voyage au cœur de l’Auvergne musicale

4 octobre 2025

La cabrette : artisanat, invention et odyssée d’un instrument

Avant de nommer les cabrettaires, il faut évoquer la cabrette elle-même. Née au cœur du XIXe siècle, probablement dans la région du Cantal, la cabrette n’est pas une simple variante de la cornemuse, mais une innovation issue du génie populaire. Son nom – diminutif affectueux de « chèvre » – fait référence à la peau de chèvre utilisée pour confectionner son sac. Plus légère et plus maniable que ses cousines écossaises ou bretonnes, elle accompagne d’abord les bergers, puis conquiert les bals de village.

Son essor est en grande partie lié à la vague d’émigration auvergnate vers Paris à la fin du XIXe siècle. Dans les « bals musette », la cabrette s’impose, en duo avec l’accordéon naissant, et devient l’instrument roi des Auvergnats de la capitale (Source : Dictionnaire de la musique française, Larousse).

Des pionniers visionnaires : les pères fondateurs du style cabrettaïre

  • Joseph Faure (1828-1907) : l’inventeur de la cabrette moderne

    L’histoire de la cabrette moderne commence avec Joseph Faure, originaire de Saugues en Haute-Loire. Atteint d’asthme, il imagine en 1840 d’adjoindre à la musette une poche munie d’un soufflet, permettant de souffler sans perdre haleine. Cette innovation change radicalement la gestuelle et le jeu de l’instrument. Joseph Faure est ainsi considéré comme l’inventeur de la cabrette telle qu’on la connaît aujourd’hui (cabrette-mallet.com).

  • Jean Bergheaud (1843-1923) : de la Margeride à Paris

    Ce natif de la Margeride, arrivé à Paris vers 1860, fut une figure incontournable des soirées auvergnates de la capitale. Surnommé « le roi des cabrettaires » à Montmartre, il anima les dancings et accompagna l'émergence du célèbre bal musette. Sa virtuosité, couplée à une connaissance rare du répertoire, a laissé une empreinte profonde sur le style de jeu et l’imaginaire populaire (Cavilam, dossier Cabrette).

Le Paris des cabrettaires : la grande époque des bals musette

L’âge d’or de la cabrette bat son plein à Paris à la Belle Époque. C’est là que des styles et des personnalités s’affirment, que la virtuosité technique rencontre l’innovation musicale. La cabrette entre alors pleinement dans l'histoire collective et façonne, avec l’accordéon, le son du musette parisien.

  • Antoine Bouscatel (1867-1945) : le patriarche du « musette »

    D’abord enfant du Cantal, Bouscatel s’impose à Paris dès la fin du XIXe siècle. Il ouvre son fameux bal à la Bastille – la « Boule Rouge » – et devient l’organisateur incontournable du monde auvergnat de la capitale. Il popularise la formule du duo cabrette-accordéon, forme des générations de musiciens et impose la cabrette comme l’instrument central du bal musette (France Musique).

    Fait marquant : en 1908, La Boule Rouge accueille près de 150 000 visiteurs par an. C’est le plus grand bal musette de Paris.

  • Emile Vacher (1883-1969) : même s’il fut accordéoniste, impossible d’oublier son apport à la musique cabrettaïre

    En duo avec Antoine Bouscatel, il participe à la construction d’un langage inédit, fait de répertoires populaires, de danses nouvelles (java, valse musette) et de scènes mémorables immortalisées jusque dans la chanson française (France Musique).

Quelques chiffres marquants sur la cabrette à Paris

  • Au pic de leur popularité, dans les années 1920, on comptait plus de 200 bals musette à Paris, presque tous dirigés ou animés par des musiciens auvergnats (France Musique).
  • Selon les estimations de l’historien Amédée Johnson, les cabrettaires professionnels étaient plus d’une centaine sur Paris vers 1900 (source : Recueil "Auvergne et Paris", éditions CRDP Clermont).

Les maîtres du terroir : les cabrettaires du Massif central

Si la cabrette a brillé à Paris, elle n’a jamais quitté les montagnes et les plateaux d’Auvergne. Nombreux sont les musiciens à avoir ancré leur art dans la rusticité des campagnes, perpétuant répertoires de noces, bourrées à trois temps et traditions orales.

  • Charles Poujol (1891-1973) : le poète du Cantal

    Né à Allanche, formé dans la tradition familiale, Poujol a laissé l’image d’un musicien tout entier tourné vers la beauté des mélodies et le respect de la transmission. On dit de lui qu’il pouvait jouer seul pendant des heures pour les vaches et les pierres, entre deux fêtes de village. Il serait à l’origine de plus d’une vingtaine de variations célèbres de bourrées “à la mode d’Allanche” (source : La Montagnette).

  • Jean-Louis Lagnel (1951-2015) : le passeur moderne

    Cet Auvergnat d’adoption, passionné de facture instrumentale, a remis la cabrette sur le devant de la scène dans les années 1980-2000 grâce à de nombreux enregistrements, stages et rencontres. Il a œuvré à l’ouverture de la cabrette vers d’autres formes musicales, du folk contemporain à la musique du monde (jeanlouis-lagnel.fr).

D’autres figures emblématiques à redécouvrir

  • Benoît Bourlier (1860-1931) : son jeu, caractérisé par une grande précision rythmique, a servi de référence pour nombre de collectages dans le Cantal.
  • Michel Esbelin (1899-1980) : connu pour ses collaborations avec des conteurs et chanteurs auvergnats, il a laissé de précieux enregistrements conservés à l’INA.
  • Bernard Blanc (né en 1958) : musicien et luthier réputé, il continue aujourd’hui à transmettre la cabrette auprès des jeunes générations en Auvergne (cabrette.fr).

La cabrette féminine : à l’écoute de ces voix méconnues

L’histoire de la cabrette est souvent perçue comme une aventure exclusivement masculine. Pourtant, des femmes se sont illustrées, à rebours des préjugés. Parmi elles, Angèle Chazelle, originaire du Cantal, fut l’une des premières à se produire sur scène à Paris dans les années 1930, même si elle n’a, hélas, laissé ni disque ni partition (lamontagnette.org). Aujourd’hui, des collectifs tels que « Lou Djouvas » encouragent la pratique féminine, révélant que la cabrette sait aussi se conjuguer au féminin.

Cabrettaires d’aujourd’hui : l’héritage vivant

Le souffle des grands cabrettaires ne s’est pas éteint. L’instrument connaît aujourd’hui un renouveau, porté par des artistes comme Rémi Geffroy et Rémi Sallard, qui croisent cabrette, accordéons diatoniques, et expérimentations électro-acoustiques (Auvergne.fr). Les festivals – du Festival de la Cabrette à Saint-Flour à la Nuit des Musiques Traditionnelles d’Aurillac – témoignent d’un engouement retrouvé. On compte près de 500 cabrettaires amateurs et professionnels en France en 2022, soit une progression de 30 % sur vingt ans (source : Fédération Cabrette & Tradition Auvergnate).

De plus en plus de collectifs enregistrent le répertoire traditionnel afin de le transmettre, avec environ 50 CD, albums et recueils pédagogiques publiés depuis 2000 (cabrette.com).

Cabrettaires au cinéma, à la radio et dans la mémoire populaire

  • La cabrette a servi de bande-son à plus d’un documentaire sur l’Auvergne. Le film « Vieilles racines et jeunes pousses » (2017) accorde une large place à l’instrument dans les fêtes rurales.
  • L’émission « La cabrette et ses maîtres » (France Culture, 1998) retrace la vie d’Antoine Bouscatel à travers des archives inédites.
  • L’INA conserve plus de 80 enregistrements radiophoniques de cabrettaires, datant de 1949 à nos jours (INA).

Transmission, identité et dialogue

Les grands cabrettaires sont plus que de simples musiciens : ils sont les passeurs d’une identité, les interprètes d’un dialogue silencieux entre la pierre, l’herbe et le souffle humain. Chaque doigté, chaque nuance du jeu cabrettaïre a traversé les générations, entre fidélité à la tradition et invention permanente. À l’heure où la cabrette inspire aussi bien les néo-folkeux que les puristes, elle témoigne, à travers l’œuvre de ses maîtres, d’un art vivant et vibrant, toujours prêt à résonner sous de nouvelles formes.

La prochaine fois que vous croiserez la silhouette d’un cabrettaïre, sachez que derrière le pavillon de bois, ce sont des siècles d’histoire, des noms célèbres et des nuits de fête qui soufflent encore sur les terres d’Auvergne.

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