Quand la tradition orale rencontre la partition écrite : une cohabitation au fil du temps

6 mai 2025

Tradition orale : mémoire vivante des peuples

La tradition orale est, depuis toujours, l’un des piliers de la transmission musicale. Bien avant l’invention de l’écriture musicale — et même après —, les savoirs s’échangeaient à travers les gestes, les sensibilités, et la pure mémoire. Le chant d’un aède de la Grèce antique ou les récitations mélodiques des griots ouest-africains reposaient sur cette capacité humaine fascinante à retenir et recréer des œuvres complexes.

Dans les campagnes européennes, la musique était portée par la vie même : fête religieuse, bal populaire, cérémonie familiale... Chaque air, chaque mélodie, racontait une tranche de vie collective. Selon l’ethnomusicologue français Gilbert Rouget, « la mémoire musicale orale est créatrice autant qu’elle est fidèle » : chanter ou jouer un morceau appris sans support écrit revenait à l’actualiser, l’adapter, et parfois l’embellir. Le pouvoir de l’oralité résidait justement dans cette malléabilité.

En revanche, bien des musiques ont disparu lorsque la mémoire humaine, faillible, n’a pas su les faire perdurer. Ainsi, certaines traditions orales ont souffert avec les siècles, particulièrement face à l’avènement des partitions musicales.

La partition écrite : un tournant dans l’histoire musicale

Si la musique commencée écrite dès l’Antiquité n’était réservée qu’à des recensions rudimentaires (notamment les tablatures grecques), c’est à partir du Moyen Âge en Europe que l’écriture musicale s’affirme réellement. Les neumes notés sur des manuscrits grégoriens deviennent les ancêtres de notre solfège moderne. Puis, avec des figures comme Guido d’Arezzo (XIe siècle), la notation connaît un essor révolutionnaire.

La partition a permis de créer un langage universel pour retranscrire et partager des œuvres à travers le temps et l’espace. On sait désormais comment sons et gestes, de Bach à Berlioz, ont traversé les siècles avec autant de précision. La notation a offert une certaine pérennité qui fait défaut à la tradition orale, trop volatile.

Cependant, cette standardisation n’a pas été sans conséquence. Entre les XVIIIe et XIXe siècles, en pleine industrialisation et scolarisation massive, l’idée de « la bonne version » d’une œuvre (celle inscrite sur papier) commence à s’imposer aux dépens des variantes régionales ou personnelles de l’oralité. Les artistes-interprètes, qui avant « réinventaient » chaque fois une pièce chorale, furent peu à peu enfermés dans la reproduction stricte de la partition.

Partage ou concurrence entre tradition orale et support écrit ?

Il serait réducteur de penser que la tradition orale et la musique écrite sont en opposition radicale. Souvent, à travers les âges, ces deux courants coexistent et s’enrichissent mutuellement. Certains styles, aujourd'hui encore, naissent dans un va-et-vient subtil entre mémoire collective et travail sur papier. Prenons quelques exemples.

1. Le folklore auvergnat :

Dans les régions comme l’Auvergne, où les bourrées et les chansons à répondre rythmaient le quotidien, les mélodies se transmettaient oralement. Ce n’est qu’au XIXe siècle, avec l’essor des collectes folkloriques par des chercheurs comme Félix Arnaudin ou Joseph Canteloube, que ces répertoires ont été transcrits. Cependant, aucune partition ne saurait rendre la richesse des nuances vocales ou des coups d’archet d’un musicien local. La transmission orale, ici, forgeait un style personnel, presque inimitable.

2. Les musiques actuelles :

Il est intéressant de noter que nombreux genres modernes, du jazz au hip-hop, fonctionnent encore majoritairement sur l’oralité. Bien sûr, il existe des transcriptions de solos célèbres ou des partitions pour ensembles jazz, mais la création et l’apprentissage dans ces styles reposent souvent sur l’écoute active, l’improvisation, et l’interaction en direct. Le jazz, en particulier, est un exemple frappant où les idées musicales les plus marquantes se transmettent sans passage systématique par la notation.

Dans le hip-hop, l'écriture des paroles joue un rôle central, mais les performances, reprises et remixes de thèmes célèbres par des MC ou des DJ relèvent d’une dynamique de transmission auditive proche des traditions orales ancestrales. Le support écrit est ici périphérique.

L’enregistrement : l’allié moderne des traditions

Avec l’arrivée des enregistrements audio et vidéo, la musique a connu une nouvelle révolution. Ces technologies ont permis de prolonger, et parfois même de sauver, l’existence de nombreux répertoires en danger. Des ethnomusicologues comme Alan Lomax ont sillonné le monde micro en main pour capter les musiques populaires au XXe siècle, devenant ainsi des archivistes de ces patrimoines fragiles.

Dans ce contexte, il est intéressant de se demander si l’oralité peut réellement disparaître tant que des archives permettent de la reproduire. Pourtant, ces dernières, figées dans l’instant où elles ont été capturées, ne possèdent pas l’adaptabilité dynamique d'une transmission exclusivement orale. De plus, sans le renouvellement générationnel, les musiques oubliées sur bande risquent de devenir des traces mortes, reléguées au statut de curiosités historiques.

Un futur hybride : oralité, écriture et numérique

La musique du XXIe siècle évolue dans un monde de plus en plus connecté, où l’oralité et l’écriture musicale continuent de jouer des rôles complémentaires. Les musiciens traditionnels, malgré leur modernité, reviennent souvent à des formes d’apprentissage par imitation, totalement inscrites dans la tradition orale. En revanche, l’écriture musicale reste cruciale pour structurer ou diffuser des œuvres de grande amplitude, comme des bandes originales ou des opéras contemporains.

Le numérique, en particulier, amplifie ces deux dynamiques : tutoriels en ligne, partitions interactives et improvisations diffusées en streaming montrent que l’oralité et l’écriture ne se remplacent pas, mais façonnent ensemble de nouvelles façons de transmettre l’art de la musique. Peut-être n’avons-nous pas à choisir entre mémoire humaine et support matériel : il s’agit d’embrasser leur complémentarité, à l’image de ces artistes d’Auvergne ou d’ailleurs, qui puisent dans leurs racines tout en innovant.

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