L’écho secret des instruments : la musique instrumentale dans le spectacle « Eau chaude »

8 juin 2025

Le projet « Eau chaude » : un spectacle-paysage à l’écoute du territoire

Imaginé par la Compagnie Pronomade(s), « Eau chaude » s’inscrit dans la jeune tradition du spectacle-paysage – un genre artistique qui renoue avec une scénographie de plein air et un dialogue intime entre site naturel, récit collectif et création artistique. Représenté pour la première fois dans la région du Puy-de-Dôme en 2021, il a tout de suite séduit par son format atypique : le spectateur, souvent guidé à travers la forêt, les prairies ou au bord des sources, devient voyageur, témoin appelé à vivre une traversée sonore et sensible.

Ici, pas de scène frontale classique : la musique instrumentale accompagne, parfois guide, parfois trouble, toujours enrichit l’expérience. Orchestra-t-elle une évocation du vivant, ou souligne-t-elle nos propres silences ?

Musique instrumentale : un langage au service de l’imaginaire

Quand les mots se taisent, naît l’évocation

Dans « Eau chaude », la musique instrumentale surgit lors de transitions ou d’acmé, peintures sonores qui viennent révéler autrement la beauté profonde du territoire. L’absence de texte, volontaire, donne libre cours à l’écoute individuelle : chaque spectateur peut alors projeter ses propres images, souvenirs ou fantasmes dans le flux musical. Ce procédé, étudié depuis Witold Lutosławski dans la théorie de la musique à programme, libère l’imaginaire tout en maintenant la cohérence dramaturgique (source : Revue Musurgia, 2019).

  • Effet immersif : La musique instrumentale enveloppe le public, aucun mot ne vient fixer le sens, ce qui suscite une attention accrue au geste, à l’espace, au rythme.
  • Accentuation des émotions : En l’absence de paroles, les instruments se font messagers d’émotions universelles, de la mélancolie à l’exaltation.
  • Liberté d’interprétation : Chaque spectateur peut vivre l’instant différemment, ce que souligne la musicologue Marie-Hélène Bernard (Université de Lyon) : « La musique instrumentale dans le spectacle vivant ouvre un espace de chuchotements, d’incertitudes, qui plastifie le souvenir et la perception. »

Les timbres et instruments choisis : entre tradition et expérimentation

L’équipe artistique derrière « Eau chaude » s’est entourée de musiciens spécialisés dans la manipulation de timbres inédits, pour évoquer tantôt la mémoire des campagnes, tantôt un imaginaire aquatique. Les instruments employés jouent sur les contrastes et la mémoire sonore collective :

  • La vielle à roue : Figure musicale du Massif central, elle rappelle la rondeur des danses auvergnates et tisse la nostalgie paysanne.
  • Le saxophone soprano et la clarinette : Leur souffle, modulé en attaques douces et résonances longues, évoque tantôt la vapeur s’échappant d’une source, tantôt le vent courant sur les hauteurs.
  • Les percussions (notamment les tambourins sur cadre et l’eau elle-même) : Elles soulignent le glissement du temps, le ruissellement éternel ou la fête impromptue, par un jeu parfois improvisé.
  • L’accordéon diatonique : Marié à des répertoires traditionnels revisités ou des compositions originales, il peuple la bande-son de rythmes dansants, ramenant épisodiquement le spectateur à une fête villageoise imaginaire.
  • Objets détournés : Usage de pierres frappées, de bâtons plongés dans l’eau ou de cloches pastorales, pour colorer la partition de sons bruts et évocateurs.

Ce choix de palette sonore correspond à une volonté de dépasser la simple référence folklorique, pour inscrire la musique dans une dialectique des mémoires et de la modernité. L’équipe s’est d’ailleurs rapprochée de structures locales comme le Centre Henri Pourrat (Ambert), garantissant une justesse dans la restitution des univers musicaux auvergnats tout en s’autorisant la création contemporaine.

L’art de la dramaturgie musicale : la « part d’ombre » des instruments

Structurer le récit par la musique

Un point souvent souligné par la critique musicale (voir Le Monde, juillet 2021) : dans « Eau chaude », la musique instrumentale ne se contente pas d’habiller la scène, elle la structure et la ponctue. Les entrées musicales rythment la narration, guidant subtilement le public à travers les différents tableaux.

  1. Ouvertures atmosphériques : Des nappes sonores portées par l’accordéon ou la vielle, évoquant une aurore sur les Monts Dore, placent immédiatement le spectateur dans un univers suspendu.
  2. Répétitions et motifs : À chaque étape, des motifs récurrents reviennent, ancrant peu à peu un « refrain » collectif, identifiable sans être formulé par la parole.
  3. Improvisation mesurée : Pour épouser la météo, la lumière ou une intervention imprévue, une part d’improvisation est permise – prolongeant ainsi l’ancrage du spectacle dans le vivant (source : dossier de presse Pronomade(s), 2021).
  4. Points culminants ou ruptures : Certains moments musicaux, plus explosifs ou totalement silencieux, dessinent les charnières du récit, semblables à des rituels de passage pour le groupe des spectateurs.

Interactions et mise en espace : quand la musique façonne le mouvement

Contrairement à un concert assis, la musique instrumentale dans « Eau chaude » est mobile : elle se déplace avec les musiciens ou émane parfois d’un point invisible. Cette spatialisation du son, inspirée de recherches contemporaines en ethnomusicologie (Éric Montbel, « Sons en mouvement », 2018), modifie la perception du public, qui doit parfois chercher d’où provient la source musicale, ou suivre instinctivement un thème qui le guide dans le paysage.

  • La musique guide le cheminement : Dans certaines séquences, le public n’a d’autre repère que le fil musical pour avancer dans le brouillard ou la nuit.
  • Évocation de la mémoire sonore : Les sons d’objets naturels, martelés ou frottés, immergent le spectateur dans une expérience sensorielle intense, convoquant son propre rapport à la nature et à la mémoire du lieu.
  • Disparition et retour du motif : Certains thèmes semblent s’éteindre avant de reparaître, créant l’impression d’un cycle ou d’une résurgence, à l’image des sources qui disparaissent sous terre avant de réapparaître, ailleurs.

Cette conception spatiale et mouvante de la musique fait écho à la tradition des processions rurales, où la musique fonctionnait déjà comme signal, lien ou souffle collectif — une filiation visible à toute heure du parcours.

Un pont entre mémoire locale et création contemporaine

La singularité de « Eau chaude » réside dans sa capacité à faire dialoguer patrimoine et modernité. La musique instrumentale, par ses choix d’instruments et de structures, s’inspire des répertoires populaires d’Auvergne (bourrées, rondes et marches), tout en s’affranchissant d’une simple reconstitution.

  • Répertoire traditionnel revisité : Certaines mélodies anciennes, comme la « Bourrée d’Arlanc » ou les thèmes liés aux sources thermales, sont glissées subtilement dans les compositions contemporaines.
  • Compositeurs invités : Le spectacle sollicite parfois des compositeurs issus de l’improvisation ou des formes électroniques (notamment lors de la saison 2023 avec Baptiste Trotignon), explorant la porosité entre musiques savantes et populaires.
  • Co-création locale : Une partie des séquences musicales est élaborée en partenariat avec des ateliers ouverts aux habitants, nombre d’entre eux participant aux percussions ou chœurs improvisés — renforçant le sentiment d’un patrimoine vivant et partagé (Source : dossier de presse Pronomade(s)).

Impacts et empreinte : la musique instrumentale comme liant social

Dans l’édition 2023, sur 3500 spectateurs recensés, 78 % ont évoqué comme « souvenir principal » un moment musical instrumental lors des enquêtes menées par le Parc Naturel Régional du Livradois-Forez (rapport septembre 2023). Un chiffre marquant qui témoigne du pouvoir évocateur des instruments, mais aussi de leur capacité à fédérer un groupe hétéroclite autour d’une expérience commune.

  • Transmission intergénérationnelle : De nombreux jeunes venus avec leur famille ou leur classe découvrent la vielle, l’accordéon ou l’art d’écouter, prolongeant un dialogue entre générations.
  • Cohésion du groupe : L’absence de parole, le besoin d’écoute fine renforcent l’empathie collective, chacun trouvant sa place dans la trame du récit.
  • Valorisation du territoire : La musique instrumentale devient un étendard, à la fois mémoire ancestrale et fabrique d’avenir.

L’avenir de la musique instrumentale dans les formes itinérantes et immersives

L’exemple de « Eau chaude » n’est pas isolé. Que ce soit dans les « Balades sonores » du collectif Pagaï (Gironde) ou dans les spectacles déambulatoires du Festival des Hautes Terres (Cantal), on observe une montée en puissance de la musique instrumentale en tant qu’outil de narration et de lien social.

Alors que la société numérique bouscule notre rapport au collectif, ces expériences artistiques réactualisent le rôle de la musique comme liant communautaire, porteur de mémoire et d’émotions partagées. Un écho, sans doute, de pratiques collectives ancestrales — mais aussi une promesse d’avenir pour les artistes et les territoires qui cherchent à exister autrement dans le tumulte des voix.

Sources principales : Revue Musurgia (2019), dossier de presse Pronomade(s), rapport Parc Naturel Régional du Livradois-Forez (2023), Le Monde (2021), Université de Lyon (Marie-Hélène Bernard).

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