Au cœur des foyers : Familles auvergnates et secret de la musique traditionnelle

17 septembre 2025

La famille : première école de la musique traditionnelle en Auvergne

Bien avant l’apparition des écoles de musique et des conservatoires, l’apprentissage musical s’effectue à la maison. En Auvergne, depuis des siècles, c’est dans le cercle familial que l’enfant découvre les mélodies de la bourrée, le son rauque de la cabrette, ou l’émotion sourde des complaintes narrant la vie montagnarde. La transmission se fait de manière orale et informelle : nul besoin de partitions posées sur un pupitre, mais bien d’oreilles attentives et de regards complices entre parents, grands-parents et enfants.

Des ethnomusicologues comme Bernard Lortat-Jacob ou Marie-Barbara Le Gonidec ont souligné que près de 70 % des musiciens traditionnels d’Auvergne interrogés dans leurs enquêtes déclarent avoir découvert la musique par la famille (source : CNRS, Ethnomusiques en héritage, 2005). Ce chiffre éclaire le rôle immense de la cellule familiale face à l’école ou aux médias extérieurs jusqu’aux années 1980.

L’art d’apprendre par l’oreille

L’apprentissage au sein de la famille se caractérise par une double spécificité auvergnate :

  • L’imitation auditive : Les enfants écoutent d’abord, longtemps, avant d’oser reproduire les chants ou les mélodies jouées. Ils s’approchent du berceau sonore, souvent sans instrument dédié au départ, puis, pas à pas, tentent de reproduire l’essentiel à l’oreille.
  • L’environnement ritualisé : Les moments musicaux se greffent sur des événements de la vie – veillées, récoltes, mariages, fêtes patronales. L’enfant apprend alors autant le répertoire que le contexte où il se joue.

On retrouve ici l’essence d’une éducation musicale traditionnelle qui mélange socialisation, émotion, et technique, loin des bancs de l’école mais au creux de la maison.

Les répertoires “de famille” : mémoire vivante et identité régionale

En Auvergne, la transmission ne porte pas seulement sur un mode de jeu ou une virtuosité instrumentale. Ce qui s’imprime, ce sont des répertoires intimes qui retrouvent parfois la trace d’un ancêtre. On parle ainsi de “bourrées de famille”, de “chants de ma grand-mère”, de mélodies “du pays” qui, pour certains villages, ne se jouent et ne se chantent qu’entre initiés.

Des chansons à secrets transmis en chuchotant

Un phénomène fascinant concerne l’existence de chansons à secrets : certaines familles ou lignées conservent des variantes locales de mélodies, revendiquent l’exclusivité d’un air ou d’une formule rythmique. Selon l’ouvrage “Auvergne, musiques de traverse” de Laurent Girault (Éditions du Layeur, 2017), on estime que plus de 200 chants particuliers ne figurent dans aucun recueil officiel ni base de données, demeurant la propriété discrète de quelques foyers.

  • Ces airs, parfois adaptés aux événements privés (baptêmes, noces), ne sortent guère du cercle familial.
  • Dans certains cas, une chanson n’est transmise qu’à l’enfant préféré, marquant une filiation symbolique et la continuité d’une “voix” familiale.

Bourrées, complaintes et danses : patrimoine en partage

Plus largement, le répertoire collectif est nourri de variantes locales apportées par chaque lignée. Ainsi, dans le Massif du Sancy ou les Combrailles, il n’est pas rare qu’une même bourrée présente jusqu’à cinq variations de couplets ou d’ornementations, en fonction de la famille qui la transmet (Centre Français de la Musique Traditionnelle).

Des instruments qui passent de main en main : la transmission matérielle

La musique auvergnate, ce sont aussi des histoires d’instruments : la cabrette, la vielle à roue, l’accordéon diatonique. Nombre de ces objets portent sur leur bois la marque de générations d’enfants et d’adultes, ayant servi de relais pour l’apprentissage, parfois remis à neuf, parfois patinés par les ans.

Objets-souvenirs, objets-signes

Recevoir une cabrette d’un grand-père ou une vielle d’un oncle, c’est recevoir une part d’histoire, mais aussi la reconnaissance – souvent silencieuse – de la qualité musicale du récipiendaire. Ce sont de véritables rituels de passage, très observés jusqu’aux années 1970-1980, qui s’opèrent lors des fêtes familiales ou aux seuils de l’âge adulte.

  • Certains instruments, tels la vielle à roue du facteur Pierre Blanchet (1789-1866), sont documentés sur plusieurs générations dans certaines communes de Haute-Loire (source : Musée de la Musique de Paris).
  • Les restaurations d’instruments familiaux connaissent un regain récent : depuis 2010, près de 30 % des restaurations en Auvergne portent sur des instruments de famille, selon le luthier Jean-François Touzé (La Montagne, reportage juin 2021).

Les veillées et fêtes familiales : scènes clandestines de la transmission

La maison, la grange ou la cour familiale sont les premiers “théâtres” où la musique se partage. Les veillées, tradition inscrite dans l’ADN rural, ont longtemps constitué le creuset de la pratique collective, à une époque où la télévision n’avait pas encore colonisé les foyers.

  • Le témoignage de musiciens recueillis dans les années 1970 par l’association La Chavannée évoque plus de 280 veillées musicales recensées chaque année dans l’Allier, jusqu’aux années 1950 (source : Archives départementales de l’Allier).
  • Les enfants sont encouragés à présenter un air, une danse, à improviser selon leur humeur ou à raviver un refrain entendu “chez la tante du Puy”.

C’est lors de ces soirées que se tissent les souvenirs, la convivialité et la transmission implicite des savoirs, dans un climat de bienveillance mais aussi d’exigence – car il s’agit de ne pas “déshonorer la lignée” par une note fausse ou une parole oubliée.

Changements de société, défis et résilience des transmissions familiales

Depuis un demi-siècle, la vie familiale a connu de profondes mutations : exode rural, montée des loisirs numériques, éclatement des lignées sur plusieurs régions. Pourtant, la transmission musicale a su résister, sinon se réinventer, grâce à une volonté farouche de certaines familles et à l’émergence de nouveaux relais éducatifs.

Réalités contemporaines : familles, écoles et réseaux sociaux

  • Si moins de 40 % des enfants musiciens apprennent encore la musique d’un parent direct en Auvergne (données Dastum Auvergne, 2019), le rôle du grand-parent ou d’un oncle demeure essentiel pour l’initiation au répertoire traditionnel.
  • De nombreux ateliers familiaux – dits “familles en musique” – apparaissent désormais dans les festivals ou les écoles rurales (Festival du Mont-Dore, 2023).
  • Les réseaux sociaux et plateformes de partage (YouTube, TikTok) permettent à certaines familles d’ouvrir la transmission à distance, filmant ou enregistrant des sessions intergénérationnelles, avec un souci affirmé de mémoire et d’authenticité.

Certains collectifs, comme Le Grand Orchestre De La Pierre (Aurillac), favorisent la reconstitution de dynasties musicales locales lors de stages ou résidences, renforçant l’idée qu’au-delà du sang c’est la passion qui fait famille. Le maintien de petites fêtes privées, concerts domestiques et pique-niques musicaux, autant de nouvelles formes de transmission, montrent que la tradition n’est pas figée mais mouvante.

Portraits croisés et citations : la parole des passeurs de mémoire

Certaines familles incarnent cette aventure sonore ; leur histoire est révélatrice d’une dynamique encore vive aujourd’hui.

  • Famille Vacher (Saint-Flour) : “À chaque Noël, nous jouons la même bourrée depuis quatre générations – mon arrière-grand-mère chantait, maintenant ce sont mes petits-enfants qui m’accompagnent au violon.” (Témoignage recueilli par Radio Mezenc, 2021).
  • Famille Dufour (Massif du Cézallier) : “Le dimanche, après le repas, ma mère reprenait la vielle… Personne n’avait appris autrement que par l’oreille et l’envie de partager. Aujourd’hui, c’est une fierté de jouer la même mélodie aux cousins revenus de la ville.” (Extrait d’entretien, Cercle folklorique La Crouzade, 2018).

Au fil des champs et des maisons, un même désir se lit dans les mots des familles — un refus paisible de l’oubli, une volonté de faire vivre au quotidien la beauté simple de la bourrée, du menuet ou du chant narratif, matériau d’émotion brute.

Un legs vivant : traditions et ouverture aux nouveaux mondes

Les familles auvergnates, gardiennes de la musique traditionnelle, inventent constamment de nouvelles manières de transmettre, que ce soit autour de la table, par vidéo interposée, ou lors de retrouvailles festives. La transmission n’est ni figée ni nostalgique : elle est la preuve vivante que ces répertoires – et bien au-delà, cette façon d’être ensemble par la musique – demeurent essentiels pour inventer le futur.

C’est dans cette tension fertile entre fidélité à l’héritage et ouverture à l’autre que la tradition musicale familiale poursuit son chemin. Dans les voiles du vent sur les monts du Cantal ou le brouhaha d’une fête de village, un refrain d’enfance, capté par une oreille attentive, devient la promesse silencieuse d’une histoire à traverser encore longtemps.

Pour aller plus loin :

  • Centre Français de la Musique Traditionnelle : www.cfmt.fr
  • Dastum Auvergne : www.dastum-auvergne.fr
  • Laurent Girault, “Auvergne, musiques de traverse”, Éditions du Layeur, 2017.

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