Aux sources de la transmission : les veillées musicales en Auvergne, gardiennes du savoir vivant

18 juillet 2025

La veillée rurale : une scène pluridisciplinaire et collective

Longtemps, en Auvergne comme ailleurs, la veillée a ponctué la vie agricole. Entre la tombée du soir et celle du sommeil, familles, voisins, amis se retrouvaient dans une maison ou une grange, pour passer le temps, tisser du lien et, surtout, apprendre ensemble. Loin d’être exclusivement musicales, ces soirées offraient un théâtre d’expression multiple :

  • Contes et légendes transmis par les aînés
  • Chansons et bourrées chantées en canon
  • Danses improvisées sur la terre battue
  • Anciens jeux, devinettes et anecdotes du village

Difficilement dissociables, ces disciplines s’interpénètrent : une histoire s’achève en chanson, une chanson mène à une ronde, et bientôt chacun prend sa part. En 1920 encore, Henri Pourrat décrivait la veillée auvergnate comme “l’école du peuple”, un lieu « là où la voix porte plus loin que l’écrit, et où la musique soulève mieux les souvenirs qu’un livre » (Les contes du veilleur).

Un apprentissage oral singulier : immersion, répétition, improvisation

L’apprentissage lors des veillées musicales ne ressemble à aucune méthode académique. Ici, pas de partitions ni de manuels : la transmission procède de la mémoire vivante et de l’imitation active. La recherche ethnomusicologique (Bénédicte Maury, 2014, CRMT Auvergne) souligne trois mécanismes récurrents :

  1. L’immersion auditive : les plus jeunes écoutent d’abord, absorbant les mélodies, les tours de main et les inflexions rythmiques.
  2. L’apprentissage par la répétition : la chanson repasse, le refrain s’attrape au vol, la main s’essaye sur l’accordéon. Chacun s’entraide, corrige, encourage. Le rite de la “première bourrée” chantée devant l’assemblée fait partie des initiations traditionnelles.
  3. L’espace pour l’improvisation : la liberté d’adapter, de varier les paroles, de broder sur le thème, constitue la marque d’une culture vivante. Un air évolue toujours, son interprétation est fluide, chaque interprète y ajoute sa “patte”.

Cette transmission orale accroît une “mémoire musicale collective”. Luc Charles-Dominique, dans Histoire de la musique populaire en France (2018), relève que jusqu’aux années 1960, près de 80% des répertoires ruraux français étaient exclusivement appris et transmis oralement, sans recourir à l’écriture. Cela explique pourquoi, même après le déclin du patois comme langue véhiculaire, la mélodie survit, portée par la communauté.

L’artisanat de la mémoire : la veillée face à l’oubli et à la modernité

Pourquoi la veillée conserve-t-elle ce rôle si particulier dans l’apprentissage oral ? En Auvergne, les spécificités du territoire amplifient sa dynamique :

  • Isolement géographique : La dispersion des villages et la rudesse climatique ont longtemps freiné la circulation du livre et des supports écrits. La voix demeurait l’outil principal de diffusion et de mémoire.
  • Enracinement familial : Plusieurs générations sous le même toit favorisaient l’échange régulier entre aînés et enfants. À la fin du XIXe siècle, dans le Puy-de-Dôme, un recensement montrait que près de 70% des foyers agricoles regroupaient trois générations (INSEE).
  • Ras-le-bol du silence hivernal : Les longues soirées sans travail aux champs étaient propices à la création de rendez-vous structurants pour la communauté.

Progressivement, l’arrivée de la radio, puis de la télévision, a provoqué un recul de ces pratiques “en présentiel”. Pourtant, des poches de résistance se sont maintenues, notamment sur le plateau du Cézallier ou dans la Haute-Auvergne, où des familles continuent d’organiser des veillées chaque hiver. À Saint-Flour, la “Veillée des Chanteurs” attire chaque année plus de 500 personnes, preuve de la vitalité persistante de cette pratique (source : CRMT Auvergne 2022).

Le répertoire des veillées : mémoires retrouvées, musiques en mutation

Le patrimoine musical transmis lors des veillées est d’une grande diversité. On chante beaucoup, on joue parfois de la vielle à roue, de l’accordéon diatonique, de la cabrette, mais aussi de la guitare ou du violon selon les générations et les inspirations. Le répertoire diffère d’un village à l’autre :

  • Bourrées à trois ou à deux temps : la danse reine, souvent transmise avec des variantes propres à chaque famille.
  • Chants “à répondre” : une voix mène, les autres reprennent le refrain, créant un effet de vague sonore (comme “La Chèvre et le Chou”, immortalisé au XXe siècle par Joseph Canteloube).
  • Rondelays, complaintes et chants de quête : certains chants sont dédiés à l’événement (naissance, passage à l’âge adulte, fête des Labours…)

Des collectages réalisés par le CRMT et l’AMTA (Agence des Musiques des Territoires d’Auvergne) ont recensé, entre 1980 et 2020, plus de 540 variantes de la seule bourrée “Lo Còr de la Montanha” dans le Massif central. L’équilibre fragile entre fidélité et adaptation fait la richesse de ce patrimoine oral. L’imprécision assumée du détail (un accent, un mot, une note) le rend résilient face au risque d’oubli.

L’art de l’écoute, l’art de la parole : la pédagogie unique des veillées

L’expérience d’une veillée favorise une éducation sensorielle et sociale très particulière :

  • Écoute active : L’ambiance feutrée, la densité affective, forcent l’attention : on “boit” littéralement les paroles et la musique.
  • Prise de parole valorisée : Chacun, quel que soit son niveau, peut proposer chant ou histoire. Cela développe la confiance en soi, la capacité d’improviser, la solidarité dans le groupe.
  • Absence de compétition : Bien loin de la logique de représentation ou du concours, la veillée valorise l’effort et la participation plus que la perfection technique.

Certains musicologues évoquent même la notion de “communauté acoustique” (Raymond Murray Schafer : The Soundscape, 1977), où s’instaure un mode de transmission circulaire : la mémoire de chacun devient celle de tous, et la communauté s’écoute réciproquement progresser. Ainsi les enfants, dès l’âge de 6 ou 7 ans, apprennent déjà à mener une partie chantée ou à accompagner en tapant le rythme.

Des veillées contemporaines : entre réinvention et enracinement

Contrairement à certaines idées reçues, la veillée rurale auvergnate ne se limite pas à un vestige figé. Depuis la fin du XXe siècle, des formes renouvelées ont vu le jour :

  • Veillées-festival : telles que les “Veillées de l’Amta”, associant musiciens professionnels et amateurs, attirant jusqu’à 2000 personnes selon les éditions (La Montagne, 2021).
  • Transmission dans les écoles rurales : 22 écoles du Cantal ont mené entre 2017 et 2023 des ateliers autour de chansons transmises lors de veillées, dans le cadre du programme “Patrimoine vivant” (CRMT, rapport d’activités 2023).
  • Sessions en ligne : pendant la pandémie de 2020-2021, certaines associations comme “Trad’Auvergne” ont organisé des veillées sur Zoom, prouvant que la transmission orale sait aussi s’inviter sur Internet.

On constate également que les récentes générations de musiciens ont su enrichir le répertoire de veillées en invitant de nouveaux instruments (flûte traversière, clarinette) ou en proposant des hybridations avec du jazz ou du rock, sans perdre le sens du partage oral.

Un fil tendu entre les âges : la vitalité unique des veillées musicales en Auvergne

Ce qui fait l’irréductible singularité des veillées musicales auvergnates, c’est ce fil invisible qui relie le passé au présent, l’individu au collectif, l’improvisation au patrimoine. Des chiffres significatifs attestent de cette vitalité : selon une enquête menée en 2021 par le CRMT Auvergne, près de 38% des musiciens traditionnels de moins de 30 ans en milieu rural ont découvert leur premier répertoire lors d’une veillée familiale ou associative. Signe que la transmission orale n’est ni marginalisée, ni dépassée : elle se régénère à la lueur de chaque chandelle, sur chaque note répétée.

S’il est une vérité à retenir, c’est que la veillée musicale offre bien plus qu’une simple reproduction du passé. Elle fabrique un espace d’improvisation, de fraternité, d’oralité partagée, où la mémoire s’ensemence au gré des voix et des doigts. Les montagnes d’Auvergne, témoins séculaires de ces transmissions, continuent d’abriter ces foyers de création collective – là où, dans la nuit hivernale, l’apprentissage prend l’allure chaleureuse d’un récit transmis de bouche à oreille.

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