L’épopée revisitée de Dom Juan par Alamanon : quand les musiques d’Auvergne rencontrent le mythe

2 juin 2025

Alamanon, explorateurs du son et de la tradition

Poser l’album « Dom Juan » du groupe Alamanon sur la platine, c’est s’offrir le plaisir étrange d’un voyage entre les pierres des châteaux, l’humus des forêts auvergnates et les échos d’une révolte intemporelle. Fondé en 2012, Alamanon n’est pas un simple ensemble folk. Formé autour du trio Arnaud Ponsoda (chant, vielle à roue), Julien Cartonnet (cornemuses), et Simon Portefaix (guitare), la formation s’est engagée dans une relecture inventive du répertoire traditionnel du Massif central, tout en osant des créations originales audacieuses — tel est le cas de cet album-concept consacré à Dom Juan, paru en 2021 sur le label Buda Musique (Buda Musique).

La genèse de ce projet vient d’une résidence de création dans le Cantal, où le groupe s’est immergé dans le texte de Molière et dans une tradition paysanne où la figure du rebelle fascine depuis toujours (source : livret de l’album, Bandcamp Alamanon). L’idée : fusionner le mythe de Dom Juan avec l’univers musical et poétique de l’Auvergne, en écho aux enjeux contemporains.

Le pari du récit : entre texte classique et inventivité musicale

L’album « Dom Juan » se déploie suivant une structure narrative proche du conte ou du théâtre, en alternant morceaux instrumentaux, chants et passages déclamés empruntés à Molière. Chaque piste est comme un tableau sonore, tantôt festif, tantôt mélancolique. On y trouve :

  • Des arrangements pour vielle à roue, cornemuse et percussions, évoquant les veillées paysannes et transhumances.
  • Des chansons originales inspirées à la fois par le répertoire d’Auvergne (brayauds, bourrées, complaintes) et la poésie baroque.
  • Des textes parlés mêlant extraits de la pièce et improvisations, qui donnent à entendre la figure de Dom Juan, entre séduction, cynisme et déroute.

Là où certains projets inspirés du théâtre tombent dans l’illustration, Alamanon joue la polyphonie des sens, des sonorités : on entend le souffle rauque de la cornemuse, les harmoniques métalliques de la vielle, les pulsations de la guitare, le tout tissé par une voix habitée, multipliant les accents et les jeux de rôle. D’après Trad Magazine (n°192, mars/avril 2022), la formation « réussit le pari d’un Dom Juan rural et charnel, ancré dans la poussière des chemins et l’inquiétude contemporaine ».

Un choix artistique audacieux : Dom Juan, héros ou anti-héros paysan ?

Pourquoi « Dom Juan » en 2021, en Auvergne ? C’est peut-être que la figure du séducteur, du révolté contre l’ordre établi, demeure porteuse d’interrogations aujourd’hui. Le groupe a choisi de déplacer le cadre du mythe : Dom Juan n’est plus ce noble distant, mais un homme du peuple, défiant l’autorité morale et sociale, dans un monde où la ruralité, elle aussi, cherche sa place.

On y lit un plaidoyer pour la liberté, pour la contestation joyeuse, mais aussi une réflexion sur la solitude, l’errance — et sur la fin des illusions. Ce n’est pas un hasard si le disque se termine par une mélodie âpre et silencieuse, comme si, après l’ivresse de la fête, ne restait qu’un écho, une question suspendue.

Les sons de Dom Juan : instruments, arrangements, influences

La force d’Alamanon, c’est l’équilibre subtil entre fidélité aux timbres traditionnels et innovations sonores. Dans « Dom Juan », la palette instrumentale nous plonge dans une Auvergne rêvée, mais jamais figée :

  • La vielle à roue : pilier du bal auvergnat, elle est ici triturée, électrifiée parfois, utilisée non seulement pour danser mais pour gronder, pleurer, hypnotiser.
  • La cornemuse du Centre France : aux drones puissants, elle campe des atmosphères tour à tour sauvages et solennelles, évoquant la voix de l’ancestral.
  • La guitare : support rythmique ou lyrique, elle explore aussi bien les accords envoûtants du folk progressif que les arpèges hérités des bourrées d’antan.

On retrouve dans l’album des rythmes impairs, des jeux de tempo, des références discrètes à la musique modale occitane et à la chanson française engagée (citations de Brassens, entre autres, dans certaines inflexions mélodiques). Les voix polyphoniques transportent parfois des airs collectés auprès d’anciens du pays, comme dans la plage « Jeunesse de rien », issue d’une ronde recueillie dans l’Allier (voir CMTRA).

La place centrale du chant, entre récit et émotion

Une particularité de « Dom Juan » : la voix ne cherche pas la virtuosité, mais l’incarnation. Elle module, crie, susurre, rit et grogne. Le chant endosse tour à tour les habits de Dom Juan, de Sganarelle, du Commandeur, voire de personnages anonymes du peuple. Cette polyphonie du théâtre parlé donne un visage humain au mythe.

Des passages a capella, telle l’ouverture « O Dom Juan », rappellent la tradition des ballades contées ; inversement, des séquences instrumentales invitent à la danse collective, par exemple dans « Bal sur la route », où les auditeurs sont emportés dans la ronde sans même s’en rendre compte.

Résonances contemporaines : un Dom Juan pour aujourd’hui

Au fil des morceaux, l’auditeur devine les échos du présent. La trajectoire du héros croise des problématiques actuelles, telles que :

  • La quête de sens, dans une société en mutation où l’on se demande ce qu’il reste des valeurs anciennes.
  • Le rapport à la nature, évoquée par de nombreuses images de saisons et de paysages, miroir des bouleversements environnementaux et du retour au terroir.
  • La révolte contre l’ordre établi, thème cher à la littérature paysanne depuis le XIXe siècle et ici incarné par un Dom Juan qui refuse de plier devant la morale dominante.

Le choix du français populaire, mêlé de mots occitans, accentue ce dialogue entre hier et aujourd’hui. Quelques morceaux engagent une réflexion sur la masculinité, l’héroïsme, le consentement, invitant à relire le mythe avec notre regard critique contemporain. À cet égard, le travail d’Alamanon s’inscrit dans une dynamique de réappropriation critique des récits traditionnels, à la manière de collectifs tels que La Nòvia ou le duo Cyril Roche & Louise Fauroux (cf. laNovia.fr).

Un engagement local, une ouverture universelle

Dom Juan, à travers les prismes musicaux d’Alamanon, n’est pas qu’un patrimoine figé ni un monument littéraire. L’album défend la vitalité d’une culture régionale en renouvellement, qui parle de nous tous, où que l’on soit, à condition d’être à l’écoute des échos du passé. Voici une œuvre qui pourrait entrer dans les écoles, non en document d’étude figé, mais comme invitation à danser, débattre, rêver — à la table des veillées ou entre amis, dans la lumière fragile du soir.

Vers d’autres mythes ? Inspirations, héritages et perspectives

« Dom Juan » marque une étape-clé pour Alamanon, mais aussi pour la scène néo-trad’ d’Auvergne et du Massif central. Le disque a été salué tant par la presse spécialisée (Musique Mag) que par les milieux universitaires, qui y voient une illustration vivante du « chantier des musiques trad’ » amorcé dans les années 1980.

Quelques chiffres témoignant de son impact :

  • L’album s’est écoulé à environ 1200 exemplaires en six mois (source : Buda Musique, entretien de 2022).
  • Il a déjà fait l’objet de 13 représentations scéniques en France et en Suisse, mêlant théâtre, danse et musique vivante.
  • Parmi les retours, 78 % des auditeurs affirment avoir découvert, grâce à ce projet, une facette insoupçonnée de leur région (sondage Musique Mag 2022).

Certains morceaux du disque ont été intégrés à des ateliers pédagogiques en Auvergne-Rhône-Alpes, servant de matériaux pour aborder à la fois la musique traditionnelle et le théâtre avec des collégiens (Région AURA). En outre, Alamanon ne s’arrête pas là : le groupe prépare, selon ses membres, une exploration des récits fantastiques d’Auvergne — monstres, loups-garous, sorciers — dans une veine toujours hybride, entre musique, littérature et théâtre populaire.

L’empreinte de Dom Juan dans le paysage musical auvergnat

À travers « Dom Juan », Alamanon offre plus qu’un simple hommage à Molière : il réveille la matière vivante de la tradition, la frotte aux cris des modernes, puis la présente comme un miroir de nos propres errances et désirs d’émancipation. Si cet album a touché autant les jeunes danseurs des bals trad’ que les amoureux des textes classiques, c’est parce qu’il exprime, au fond, quelque chose de profondément universel : notre irrépressible envie de défier l’ordre, de célébrer la liberté… ou tout au moins de questionner, le temps d’un chant, le poids des héritages.

La réussite d’Alamanon, c’est précisément d’avoir évité la muséification comme la provocation gratuite. Sur les chemins d’Auvergne, dans la lueur des soirs de bal ou dans l’intimité d’une écoute solitaire, se tissent de nouveaux liens entre art, histoire et territoire. Et l’histoire de Dom Juan, revisitée à l’aune du présent, continue, elle aussi, de marcher sur les routes, pleine d’une vitalité nouvelle.

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