Dom Juan sur scène : Quand la tragédie rencontre la musique d’aujourd’hui

12 juin 2025

Aux origines d’un mythe indomptable : Dom Juan et la fascination musicale

Fermez les yeux un instant. Dans les profondeurs du théâtre à l’italienne, le rideau s’ouvre lentement. Sous les dorures, un souffle s’élève : celui de Dom Juan – séducteur, libertin, figure de défi et de transgression. Mais ici, la voix de Molière résonne bien au-delà des mots. Le spectacle qui se trame appartient non seulement à la littérature, mais également à la musique. La tragédie de Dom Juan a, depuis près de quatre siècles, inspiré d’innombrables compositeurs et metteurs en scène — de Mozart à Gluck, de Da Ponte à Patrice Chéreau – chacun tissant sa propre toile sonore autour du mythe.

Mais que se passe-t-il lorsqu’au XXI siècle, un collectif de musiciens, metteurs en scène, chanteurs et créateurs sonores décide de plonger à nouveau dans ce texte pour mieux en bouleverser la matière ? C’est ce pari audacieux qu’illustre le projet « Dom Juan, Tragédie en musique ». Un titre à première vue paradoxal : Dom Juan, pièce emblématique du théâtre baroque, y devient le prétexte d’une expérimentation scénique totale, où la musique n’est plus simple ornement, mais actrice à part entière, fusionnée avec la narration, le jeu et l’espace.

Revenir aux sources pour mieux les réinventer : le modèle de la tragédie en musique

La « tragédie en musique » naît en France à la fin du XVII siècle. Jean-Baptiste Lully, collaborant avec le poète Philippe Quinault, en pose les fondations : une alliance virtuose entre théâtre, chant, orchestre et danse, conçue pour magnifier le texte et captiver l’auditoire (source : BNF Gallica).

  • Prologue allégorique valorisant le Louis XIV.
  • Cinq actes alternant récitatifs, airs, chœurs et ballets.
  • Forte présence du merveilleux, des dieux, de la nature.

Dans cette tradition, la dramaturgie se nourrit de la polyphonie orchestrale et des voix, faisant naître l’émotion non seulement par le mot mais aussi par la vibration, le rythme et la dynamique musicale. En 1787, Mozart et Da Ponte s’en emparent à leur tour avec Don Giovanni, fusionnant opéra buffa et seria, et scellant l’éternité musicale du mythe.

Le projet « Dom Juan » contemporain : genèse et ambitions

Depuis les années 2000, la scène européenne connaît un véritable renouveau autour de la « tragédie en musique ». C’est dans cet élan que s’inscrit le projet « Dom Juan », revisité récemment par des compagnies telles que le CNSMD de Lyon, en collaboration avec des ensembles baroques et contemporains.

Plusieurs axes se distinguent dans ces relectures :

  • La fusion des esthétiques musicales, mariant instruments anciens et dispositifs électroacoustiques.
  • L’exploration de l’espace sonore : sonorisation immersive, spatialisation dynamique, boucle et sampling vocal au service de la dramaturgie.
  • La place du joueur : musiciens et chanteurs sont placés sur scène, partie prenante de l’action dramatique.
  • La redéfinition du texte : le mot de Molière se déploie à travers le chant, la déclamation et même la transformation électronique.

Derrière ces choix, une conviction : la tragédie musicale n’est pas un objet figé, mais un laboratoire vivant où se rencontrent héritage et modernité, intellect et sensibilité.

Entre tradition et expérimentation sonore : un laboratoire musical

Ce qui frappe en premier, c’est le choix radical de l’instrumentation. Là où l’accompagnement se contentait autrefois de soutenir le texte, le projet « Dom Juan » d’aujourd’hui tend vers l’invention instrumentale.

  • Hybridation baroque-contemporain : on retrouve la basse continue, les violes, les cornets, mais aussi des synthétiseurs modulaires, guitares électriques préparées, percussions électroniques.
  • L’usage du live electronics : grâce à des logiciels comme Max/MSP ou Ableton Live, le son est traité, altéré, parfois même généré en temps réel, tissant des nappes qui enveloppent la scène (exemple : le Festival d’Aix-en-Provence a récemment présenté une version du Dom Juan où les bruitages électroniques accompagnaient chaque geste des interprètes ; source : France Inter).
  • Le chœur comme matière vivante : exit la chorale à la grecque, place à la polyphonie déstructurée, aux interventions spontanées, à la voix enregistrée puis samplée en direct. Cela permet de brouiller la frontière entre individu et collectif, héros et société.

Par cette hybridation, la musique ne se contente plus de traduire l’émotion : elle la propose, la module, l’amplifie ou la contrarie. Elle est la tragédie.

Quand la scène devient polyphonique : le rôle de la spatialisation et du corps

L’un des enjeux de ces recréations est de faire de l’espace scénique une véritable caisse de résonance. Plusieurs dispositifs novateurs sont à noter :

  • Spatialisation multi-canale : grâce à la technologie ambisonique ou au « son binaural », les spectateurs vivent une immersion totale. Les voix jaillissent des coulisses, circulent entre les sièges, enveloppent les auditeurs. Cela conduit à rendre le spectateur acteur par la sensation, pas seulement par la vue.
  • Mobilité des interprètes : chanteurs, musiciens, voire régisseurs viennent à se déplacer parmi le public, abolissant la séparation scène-salle, tradition-cloisonnement contemporain.
  • Corps en vibration : parfois, des gilets vibrants sont remis à certaines rangées de spectateurs, pour que la pulsation musicale se sente jusque dans la chair (source : expérimentation lors de plusieurs Festivals de création dont Musica à Strasbourg).

La tragédie n’est ainsi plus spectacle à contempler, mais expérience multisensorielle, où l’ouïe, la vue et même le toucher sont convoqués pour restituer la tension dramatique du mythe.

Molière revisité : la fidélité dans la distance

Le projet « Dom Juan » bouscule le patrimoine, certes, mais il le fait en allant fouiller au plus profond du texte : le rythme, la prosodie, la violence poétique du verbe de Molière. Certains metteurs en scène choisissent d’extraire des phrases-clés, de les faire circuler entre les voix chantées ou parlées. D’autres travaillent à partir de partitions historiques, mêlant fragments de Lully, airs populaires du XVIII siècle collectés par Émile Gallet (« Le Jeune Homme à la Veste Noire », BNF), ou même chansons occitanes de la région Auvergne – Rhône.

  • Mémoire orale : recherche d’intonations issues du théâtre paysan, importées dans le chant (travaux du metteur en scène Jean-Pierre Vincent).
  • Détournements : sample de prêches catholiques, superpositions avec des extraits de sermons, pour amplifier le sacrilège du héros.
  • Création collective : beaucoup de projets se construisent en co-écriture avec les interprètes musiciens-chercheurs, en dialogue, à l’inverse des hiérarchies classiques.

Sous la radicalité formelle perce ainsi un profond respect du texte : chaque invention musicale naît du mot, du silence, de l’espace vide laissé par l’auteur.

Des chiffres et des faits : l’écho d’un succès contemporain

  • Entre 2018 et 2023, plus de 150 productions scéniques du mythe de Dom Juan ont vu le jour en Europe selon le recensement OpéraBase, dont plus de trente associant dispositif musical contemporain ou expérimental.
  • Le Festival d’Avignon 2021 affichait « Dom Juan ou le Festin de Pierre » revisité par La Tempête, où la moitié du spectacle reposait sur une création sonore originale (source : France Culture).
  • Les créations récentes rassemblent des publics variés : en 2022, au Théâtre de la Ville à Paris, 47% des spectateurs de la version « Dom Juan Tragédie Électronique » étaient des moins de 35 ans (source : statistiques internes du lieu).
  • L’intégration des nouvelles technologies dans les tragédies en musique augmente de 18% par an sur les programmations nationales (données ONDA 2023).

Dom Juan aujourd’hui : habiter le mythe pour inventer demain

Le projet « Dom Juan » est donc bien plus qu'une reprise : il rend hommage à la vitalité de la tragédie en musique, qu’on pensait figée dans les ors du passé mais qui, par l’expérimentation collective, laisse circuler la vie.

Redécouvrir Dom Juan aujourd’hui, c’est faire l’expérience d’une œuvre qui ose déplacer les frontières : entre théâtre et concert, texte et bruit, solennité et fête. C’est aussi interroger le sens de la transgression : Dom Juan défiait le Ciel ; les artistes d’aujourd’hui défient les conventions scéniques et musicales. Ils bousculent les hiérarchies, réveillent le spectateur, interrogent ce que veut dire « chanter le tragique » au XXI siècle.

À travers les innovations de « Dom Juan », c’est toute la continuité entre le patrimoine et la création contemporaine qui se donne à entendre foisonnante, vibrante, inépuisable. Le théâtre se fait laboratoire, la scène s’invente comme un champ de sons et de possibles.

Ainsi, avec chaque nouvelle version, le mythe n’en finit pas de renaître, suscitant d’autres échos, d’autres feux, et prolongeant la grande histoire de la tragédie en musique — non comme relique, mais comme appel résonnant à la création et à l’écoute.

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