Voyage sonore sur la « Rue Saint-Laurent » d’Alamanon : entre mémoire et création musicale

28 juin 2025

Une vidéo, mille échos : plongée dans le projet « Rue Saint-Laurent »

Publié en mars 2023 sur les plateformes en ligne (voir sur YouTube), le clip « Rue Saint-Laurent » d’Alamanon a rapidement suscité la curiosité des amateurs de musiques traditionnelles et actuelles. À travers un plan-séquence doux-amer tourné dans les rues d’Issoire, ce collectif de musiciens puise à pleines mains dans le répertoire auvergnat tout en façonnant une œuvre résolument ancrée dans le présent.

  • Durée du clip : 3 minutes 42
  • Lieu de tournage : quartier Saint-Laurent, Issoire, Puy-de-Dôme
  • Piliers musicaux : vielle à roue, accordéon chromatique, guitare et voix

Derrière la caméra, les membres d’Alamanon — Alexandra Lacouchie (chant, vielle), Benjamin Delory (accordéon, arrangements), et Camille Sève (guitare) — esquissent, sans grands discours, une ode à l’auvergne profonde, vivante, prise entre tradition et invention. Ce faisant, ils révèlent une autre histoire que celle de la chanson : celle de la transmission, de l’ancrage, du passage.

Saint-Laurent : une rue, un quartier, une mémoire rurbaine

Le choix de tourner « Rue Saint-Laurent » dans ce quartier d’Issoire ne doit rien au hasard. Plusieurs raisons expliquent ce choix :

  • Un patrimoine populaire : La rue Saint-Laurent forme l’une des artères anciennes de la ville, autrefois animée par ses marchés, ses ateliers et ses cafés où résonnaient, dit-on, les refrains des ouvriers et des artisans.
  • Une microtopographie sonore : Les pierres, les décrochements du trottoir, les encadrements de porte… Tout semble orchestrer une acoustique particulière, une faculté à porter les sons et à créer des lieux d’écoute naturelle (voir l’étude d’Isabelle Roussel, La topographie sonore des villes d’Auvergne, 2016).
  • Mémoires migrantes : Comme de nombreuses rues anciennes d’Auvergne, Saint-Laurent a vu passer une diversité de populations — habitants fixes, voyageurs, commerçants du marché de la laine ou du chanvre, forains — et cette diversité transparaît dans la chanson choisie.

Ainsi, chaque pas, chaque note, fait ressurgir quelque chose de l’esprit du lieu. Impossible de ne pas penser à l’anthropologue Marc Augé, pour qui la rue n’est pas seulement un espace de passage mais un carrefour de mémoires individuelles et collectives (Non-lieux, 1992).

De la chanson à la rue : la transmission musicale comme passage

La chanson « Rue Saint-Laurent » elle-même, reprise et arrangée par Alamanon, a de profondes racines dans la tradition orale régionale, mais cette version surprend par sa modernité. On y retrouve une alternance subtile entre couplets narratifs et refrains emprunts d’une nostalgie lumineuse.

L’origine du répertoire : la mémoire chantée d’Issoire

La chanson appartient à la grande famille des complaintes de rue du centre de la France, apparentées aux récits de colporteurs :

  • Origine probable : début XXe siècle, recueillie dans les années 1980 par l’ethnomusicologue Christian Omont (voir Archives sonores d’Auvergne, AD63).
  • Thèmes : exil, retour, attente et retrouvailles amoureuses sont au cœur du texte, dans une langue savoureuse, marquée par l’occitanisation du français local.
  • Transmission : orale, chantée lors des veillées ou à l’occasion de fêtes spontanées du quartier.

Ce qui frappe chez Alamanon, c’est la délicate insertion d’accents contemporains — harmonies modernes, rythmes syncopés — qui ouvrent la chanson sur l’universel, tout en préservant l’authenticité de ses racines populaires.

Techniques musicales : quand la tradition rencontre la création

La force de « Rue Saint-Laurent » réside dans la manière dont Alamanon s’approprie la matière sonore. Quelques procédés marquants :

  • Polyphonie intimiste : Les voix se superposent en couches fines, rappelant les « chœurs de quartier » typiques des sociétés rurales.
  • Usage de la vielle à roue : Non pas un simple accompagnement, mais un moteur rythmique et mélodique. Un clin d’œil à la grande tradition des sonneurs d’Auvergne, où la vielle a constitué, selon Philippe Olivier (La Vielle en Auvergne, 2002), « le cœur battant de la fête paysanne ».
  • Rythmes décalés : Alternance de mesures ternaires et binaires, créant une sensation de marche, de trajet — activité indissociable de toute chanson de rue.
  • Intégration de sons d’ambiance : bruits de pas, rires au loin, claquement d’une porte, inclus sans artifice dans le mix, réancrent la chanson dans sa topographie urbaine.

Ce jeu entre héritage et invention rejoint ce que l’ethnomusicologue Simha Arom nomme la « composition hybride », où l’on ne distingue plus ce qui relève du passé ou de la création (voir Simha Arom, Archéologie de la Création, 2010).

La rue comme scène : regards croisés sur le patrimoine vivant

Le choix du plan-séquence, sans coupe, fait de « Rue Saint-Laurent » un espace-temps suspendu, hommage aux processions d’antan, mais aussi à la modernité des clips urbains. Deux histoires s’y croisent :

  • L’espace domestiqué : La caméra filme la rue comme une scène, les passants deviennent figurants et les façades, décor.
  • Le patrimoine vivant : La présence de riverains, parfois surpris, rappelle combien le patrimoine n’existe qu’à la croisée du quotidien. L’UNESCO a d’ailleurs reconnu la « musique vivante dans l’espace public » comme élément essentiel du patrimoine immatériel (2022).

On se souvient, par ailleurs, que dans la Haute-Loire ou le Puy-de-Dôme, jusqu’aux années 1960, il n’était pas rare de voir, chaque dimanche ou jour de foire, des groupes improviser dans la rue, mêlant répertoires anciens et airs à la mode du moment (cf. La vie musicale dans les rues auvergnates, revue Echos d’Auvergne, 2004).

Dans les pas de la mémoire collective : ce que raconte « Rue Saint-Laurent » aujourd’hui

« Rue Saint-Laurent » fonctionne comme un palimpseste : chaque couche sonore ou visuelle cache, révèle, suggère une autre histoire. Quelques-unes de ces strates de mémoire :

  1. L’histoire des migrations rurales : Au XIX siècle, Issoire fut au carrefour des chemins de transhumance et d’exode, nombre de familles parties vers Lyon ou Paris laissaient derrière elles des refrains, des prénoms, des chansons à reprendre dans la nostalgie. (Sources : INSEE, Archives départementales du Puy-de-Dôme)
  2. L’évolution des pratiques musicales : Là où la rue était jadis le territoire des sonneurs, s’y tisse aujourd’hui une sociabilité nouvelle — fête de quartier, fanfares contemporaines, spectacles éphémères, à l’exemple du Festival des Arts de la Rue d’Issoire, créé en 2012.
  3. Le retour aux sources comme acte contemporain : Nombre d’artistes actuels, comme La Mal Coiffée, San Salvador ou Alambic, revendiquent ce même « rebrassage » des patrimoines. Alamanon s’inscrit dans cette lignée créative, où reprendre n’est jamais répéter, mais toujours réinventer.

En 2023, le clip a enregistré plus de 30 000 vues en moins de six mois, preuve que ce genre de répertoire résonne à nouveau, en dehors des cercles purement folkloriques (YouTube, statistiques publiques).

La rue, la chanson, la vie : une expérience à vivre

Plus qu’un simple hommage à la tradition, « Rue Saint-Laurent » occupe cet espace fragile du passage : celui entre le déjà-vu et l’à-venir. Il rappelle combien une rue — et la musique qui s’y tisse — sont indissociables de la vie qui s’y joue, dans sa simplicité, dans son humilité tragique ou joyeuse.

  • Écouter et regarder cette vidéo, c’est écouter l’écho des pas d’Issoire, mais aussi ceux d’un territoire vaste, où chaque coin de ruelle pourrait receler une chanson oubliée.
  • Entrer dans « Rue Saint-Laurent », c’est retrouver la saveur des veillées d’autrefois, le doux balancement d’une vielle, le grondement discret de l’accordéon, mais c’est aussi se laisser happer par la fraîcheur d’un geste artistique actuel, vivant, et audacieux.

« Rue Saint-Laurent », ainsi, ne se contente pas de résonner dans un quartier d’Issoire : elle fait ressurgir en chacun de nous le désir d’aller plus loin, de prêter l’oreille à d’autres pavés, d’autres histoires, d’apprivoiser encore le patrimoine sonore, pour qu’il continue à battre dans le cœur des villes et des villages d’Auvergne… et au-delà.

En savoir plus à ce sujet :