À l’écoute du quotidien : Apprentissages et mémoires des chants de travail dans le Massif central

22 juillet 2025

L’oralité comme vecteur principal : Transmission par l’écoute et l’imitation

Dans le Massif central, où l'alphabétisation resta longtemps partielle (taux inférieur à 50% dans la population rurale de l’Auvergne jusqu’au milieu du XIXe siècle selon les enquêtes du Recueil des statistiques historiques du Ministère de l’Instruction publique), l’oralité était bien plus qu’une pratique : c’était la clef de voûte de la culture locale. Les chants de travail, tout comme les récits et proverbes, étaient appris à l’oreille, dans une immersion acoustique continue.

  • Écoute immersive : Les enfants accompagnaient dès leur plus jeune âge les adultes aux champs, aux bergeries ou aux battages. Là, ils baignaient dans un univers sonore où le chant rythmait gestes et pauses, s’imprégnant progressivement des accents, du phrasé local, et de l’énergie des voix (cf. Jean Dumas, Les Chansons du Massif Central, CNRS, 1960).
  • Répétition naturelle : En entendant quotidiennement les mêmes airs, les mêmes refrains adaptés à la fenaison, au filage ou à l’abattage, on finissait par les mémoriser instinctivement. La répétition alliée à l’effort créait un terrain fertile pour l’ancrage mnésique.
  • Imitation gestuelle et vocale : Le jeune imitait l’ancien : intonation, variations du chant, injonctions rythmiques destinées parfois aux animaux (bœufs, chevaux). Cette transmission par mimétisme était essentielle à l’appropriation de styles propres à chaque vallée ou communauté.

L’espace du travail comme salle d’apprentissage

Le chant de travail ne s’apprenait pas lors de veillées “à l’ancienne”, mais dans la vibration même du champ, de la grange ou de la vallée. Le contexte agricole favorisait l’intégration du chant, non comme un art séparé, mais comme partie du geste même. Selon Michel Valière (“L’ethnomusicologie rurale en France”, 1991), l’acte de chant était souvent aussi inconscient qu’indispensable à la bonne cadence du travail.

  • Chant et synchronisation : Les chants rythmaient la tâche collective (moisson, battage, coupe du foin), facilitant la coordination des gestes, stimulant la motivation et régulant l’effort. L’apprentissage s’inscrivait dans l’utilité même du chant. Comprendre pourquoi on chantait aidait à retenir quoi chanter !
  • Fonction de l’environnement acoustique : Fenaison en planèze, tonte en montagne ou battages nocturnes résonnaient différemment. L’adaptation aux espaces naturels favorisait chez chacun une écoute fine des modulations de la voix (échos de vallée, bruit du vent…), enrichissant l’apprentissage et la capacité d’adaptation.
  • Sociabilité et transmission collective : Le chant était entretenu par l’interaction : qui se trompait, qui inventait un nouveau couplet, qui lançait un défi musical. C’était un apprentissage par l’essai et la correction immédiate, dans un climat d’encouragement.

Transmission familiale et lignagère : le foyer, première école du chant

Certains airs ou parlers étaient identifiés à une famille, voire à une exploitation. La transmission n’était donc pas seulement affaire de proximité géographique, mais partie prenante d’une identité lignagère. C’est dans la sphère domestique, à l’heure des tâches partagées ou des veillées hivernales, que de nombreux chants étaient d’abord abordés.

  1. Chants hérités : Plusieurs familles conservent à ce jour des airs relevant d’un véritable “répertoire maison”, transmis sur plusieurs générations (source : Archives sonores, Missions J. Dumas et P. Burguière, MNATP).
  2. Apprentissage genré : Les chansons de filage ou de traite étaient souvent l’affaire des femmes, tandis que les chants de fenaison ou de transhumance étaient appropriés par les hommes. Cette spécialisation favorisait une acquisition différenciée et complémentaire.
  3. Rôle de la fratrie : Frères et sœurs développaient souvent des variantes familiales, créant une dynamique d’enrichissement entre la fidélité à la mémoire parentale et l’inventivité enfantine.

Sous l’influence de ces coutumes, une mélodie apprises à la maison portait autant l’empreinte d’un terroir que d’une mémoire familiale, souvent jalousement gardée jusqu’à, parfois, sa “redécouverte” par les collecteurs du XXe siècle.

Le rôle du dialecte et de l’enracinement local

Dans le Massif central, plus de 70% des habitants parlaient un patois occitan ou auvergnat à la fin du XIXe siècle (sources : Jean-Pierre Chambon, “Le français des campagnes du Massif Central”, PUL, 1997). Or, c’est dans ces langues que le chant de travail prenait toute sa saveur et sa mémorisation.

  • Langue maternelle et mémorisation : Apprendre un chant dans la langue d’usage quotidienne facilite une mémorisation “affective” et intuitive. Les onomatopées, diminutifs ou formules typiques (ex : “la lira lira” ou “la graillé”) agissaient comme de véritables balises mnésiques.
  • Variantes locales : Certaines chansons de fenaison, telles que “Adieu Dindoulet”, se déclinaient en une dizaine de versions à quelques kilomètres d’intervalle, chaque village y ajoutant ses couplets-fétiches (cf. les relevés du corpus “Auvergne - Chants et Voix” édité par Ocora, 2002).
  • Transmission par le jeu et la poésie : Les jeux de mots, rimes internes, et refrains humoristiques étaient de puissants moteurs de l’apprentissage, transformant la mémoire en plaisir partagé.

Mémoire collective et dynamique de l’interprétation

Le chant de travail n’était jamais figé. Porté par la mémoire collective, il évoluait au fil des générations, s’adaptait aux contingences agricoles, intégrant faits marquants, anecdotes, voire troubles sociaux (ex. : la révolte des vachers racontée sur l’air du “Brave Veyrat”).

  • Transmission et adaptation : Le chant perdurait grâce à l’habileté de la communauté à transformer, gommer ou ajouter des strophes. Il s’agissait d’une forme d’intelligence collective où la mémoire se nourrissait de l’air du temps.
  • Anecdotes et événements : Des épisodes marquants (accidents, récoltes exceptionnelles, rivalités entre villages…) trouvaient parfois leur chemin jusque dans les couplets. Par exemple, la “Cantalausa” chantée lors des moissons pouvait évoquer un épisode de grêle soudain, mémorisé dans le texte.
  • Transmission intergénérationnelle : Les anciens prenaient soin, lors de pauses ou de rassemblements saisonniers (notamment aux foires ou aux “montagnes”), d’enseigner les “bons couplets” aux plus jeunes, parfois dans un rituel proche du passage de témoin.

L’apprentissage par la participation : l’exemple des chœurs et des refrains

Un aspect remarquable de la pratique des chants de travail reste la richesse des refrains participatifs. La technique consistant à structurer le chant en une partie soliste (voix principale) et une réponse chorale (groupe) facilite aussi la transmission et l’intégration mémorielle.

  1. Refrains courts, faciles à retenir : De nombreuses mélodies inséraient un refrain monosyllabique ou un leitmotiv répété, tel que “lou lou lena, dou dou dena”. Chacun, même sans connaître tous les couplets, pouvait ainsi participer, ce qui favorisait l’apprentissage progressif du chant complet.
  2. Cycle progressif : Les chanteurs débutants commençaient par le refrain ou les onomatopées (souvent humoristiques), avant d’assimiler progressivement les couplets plus longs ou les variantes régionales.
  3. Tenue du rythme par le groupe : La réponse collective à la voix soliste ancrée le rythme, tout en encourageant la mémoire motrice et l’endurance vocale.

La disparition progressive… et quelques chiffres-clés

Si les collecteurs se sont passionnés dès la fin du XIXe pour le répertoire des chants de travail – en Auvergne, ce sont plus de 300 versions différentes qui ont été recueillies selon les estimations du CNRS Musique et Danse (1994) –, la transmission a subi un net recul pendant la première moitié du XXe siècle :

  • En 1850, on estime qu’environ 85% des travaux agricoles sur le plateau de l’Aubrac ou la montagne bourbonnaise étaient rythmés par des chansons collectives ou individuelles.
  • En 1950, selon une enquête menée par Jean Dumas dans le Cantal, moins de 20% des jeunes de moins de 25 ans connaissaient les paroles complètes d’un chant de fenaison de leur village.
  • L’arrivée des machines agricoles (faucheuse en 1920, moissonneuse dans les années 1950) et l’essor de la radio ont provoqué la perte progressive des modes de transmission orale.
  • Néanmoins, plus de 250 chants de travail différents ont aujourd’hui été numérisés et répertoriés par l’AMTA (Agence des Musiques des Territoires d’Auvergne, Base de données Patrimoine oral).

Perspectives contemporaines et valorisation

Aujourd’hui, des ateliers, collectages participatifs et chorales revivent ces expériences de transmission orale : ils témoignent d’une résurgence de l’apprentissage à l’oreille et du plaisir de chanter ensemble, qui dépasse toute barrière de génération. L’effort pour transmettre ces chants, loin d’être un simple exercice de mémoire, devient un acte de reconnexion avec des gestes, des langues et des émotions enracinées dans le territoire.

À l’heure où la vitesse a remplacé le rythme lent du sillon ou de la faux, il reste dans le Massif central ces traces de voix, portées par quelques passionnés, musiciens ou familles, dont la mémoire vivante continue de faire vibrer les collines et d’éclairer nos héritages sonores.

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