Sous le vent des montagnes : menaces sur les savoirs musicaux transmis oralement en Auvergne

29 juillet 2025

L’oralité musicale en Auvergne : une mémoire vive, enracinée et vulnérable

La culture musicale auvergnate s’est longtemps inscrite dans le creuset de l’oralité. Ici, l’apprentissage passait l’oreille, le regard, la transmission directe de l’ancien au jeune musicien, comme un rite de passage auquel échappe le papier.

  • Des générations sans partitions : Jusqu’aux années 1950, rares sont ceux qui notent la musique. Les collectages réalisés par des ethnomusicologues – Philippe Roux, Yvonne Desportes ou Jacques Chailley – révèlent que la majorité des musiciens traditionnels apprenaient par imprégnation et imitation (INA).
  • Un répertoire immense… et diffus : Parce qu’il était lié à la vie communautaire (noces, fêtes de moissons, foires), le répertoire était mouvant, évolutif, adapté au contexte social, régional et familial. Il circulait dans une zone couvrant au moins 5 départements : Puy-de-Dôme, Cantal, Haute-Loire, Allier, Loire.
  • Maîtres à danser et viellistes ambulants : Un nom reste gravé : Antoine Bouscatel (1867-1945), « roi » des cabrettes à Paris, transmettant l’art du bourrée via l’émigration auvergnate.

Cette transmission “de bouche à oreille, de main à main” a permis à l’Auvergne d’engendrer un patrimoine sonore d’une authenticité rare, mais a aussi rendu ce patrimoine extrêmement sensible aux ruptures de la chaine humaine.

Les facteurs de fragilité : une tradition soumise aux tempêtes du temps

Pourquoi la transmission orale vacille-t-elle aujourd’hui en Auvergne ? Plusieurs dynamiques se télescopent.

Exode rural et transformation du monde rural

  • Entre 1850 et 1960, la population rurale du Massif central décline de 40% (source : INSEE). Plus d’un million de personnes quittent les campagnes, emportant parfois leur musique… mais souvent l’oubli s’installe dans les villes, où les rythmes changent.
  • La rupture intergénérationnelle : les lieux et moments informels de transmission (veillées, fêtes locales, bals de village) disparaissent ou se transforment en événements touristiques, perdant leur sens original.

Uniformisation culturelle

  • La radio dès les années 1930, puis la télévision dans les années 1950-1960, favorisent la diffusion massive de musiques “nationales” au détriment des styles locaux. À titre d’exemple, une enquête menée à Ambert en 1976 montrait qu’à peine 20% des jeunes reconnaissaient une bourrée, tandis que 78% connaissaient les hits de variétés du moment (source : Archives Ethnomusicales d'Auvergne).
  • L’école de Jules Ferry valorise le patrimoine national, négligeant les langues et musiques régionales. En 1951, la “loi Deixonne” reconnaît seulement le basque, le breton, l’occitan et le catalan — l'auvergnat reste à la marge, or la langue et la musique sont intimement liées dans la tradition orale.

L’érosion de la pratique instrumentale traditionnelle

  • La pratique de la cabrette, emblématique d’Auvergne, a chuté : en 1971, seuls 57 cabrettaïres “actifs” étaient recensés contre plus de 500 à la veille de la Première Guerre mondiale (source : Jean Blanchard, CNRS).
  • La confection et la réparation des instruments (vielles, tambourins à cordes, cabrettes) reposaient sur une poignée d’artisans. Aujourd’hui, leur nombre ne dépasse pas la douzaine dans tout le Massif central (source : Fédération des Musiques Traditionnelles Auvergne Rhône-Alpes).

Risques majeurs pour la transmission des savoirs musicaux en Auvergne

Perte de répertoires et évolution des pratiques

  • Extinction de certains airs ou chansons : De nombreux “timbres” de bourrées, rondeaux ou marches locales n’ont jamais été enregistrés ni notés ; la disparition d’un porteur de tradition entraîne la disparition définitive de morceaux (voir Tenons !, La Maison Musiques Traditionnelles).
  • Adaptation Brute : La transmission orale permettait improvisation, adaptation, enrichissant le répertoire. La disparition du contexte vivant fige la tradition et peut la vider de son inventivité.

Risques identitaires et perte de sens collectif

  • L’absence de musique dans le quotidien : Raymond Queneau écrivait en 1952 qu’”en Auvergne, même les silences ont une musique” ; ce quotidien musical s’estompe, marquant une rupture dans la façon dont une communauté se construit autour du son.
  • Ruptures linguistiques : Les chansons, souvent en auvergnat ou occitan, voient leur sens obscurci pour les nouvelles générations. Selon l’INSEE, moins de 2% des moins de 30 ans en Auvergne maitrisent encore la langue régionale.

Fragilité des porteurs et des collecteurs de mémoire

  • La génération ayant grandi avant la modernisation rurale s’amenuise : en 2022, seulement 4 porteurs « sources » de la Bourrée du Grand Mézenc sont capables de la jouer de mémoire (source : Fédération des Ateliers de Musiques et Danses Traditionnelles).
  • Les collectages menés depuis les années 1970 sont parfois inexploitables faute de documentation sur le contexte, laissant des enregistrements orphelins.

Nouveaux outils, nouveaux défis : entre résistance et renouveau

Malgré ces menaces, la transmission vit aussi des formes nouvelles, qui interrogent sur leur capacité à préserver la richesse du passé tout en s’ouvrant à l’avenir.

Collectages, numérisation et pédagogies alternatives

  • 200 heures d’archives sonores de musiques d’Auvergne sont désormais numérisées par la Phonothèque du CNRS, une sauvegarde essentielle face à la disparition physique des témoins.
  • Les festivals (Marsac en Livradois, Les Volcaniques) accueillent désormais des ateliers de transmission « de l’oral à l’oral », encourageant la rencontre entre générations.
  • Le recours à la vidéo permet d’observer les gestes spécifiques (attaque de la vielle, soufflet de la cabrette), parfois plus fidèlement que l’écriture.

Entre patrimonialisation et muséification

  • Risques d’une “tradition sous vitrine” : musées (Musée des Musiques Populaires de Montluçon) et CD-Roms figent parfois la pratique, qui devient objet de curiosité plus que d’expérience sociale vivante (Bruno Messina, ethnomusicologue).
  • La création contemporaine, en juxtaposant rythmiques traditionnelles et sonorités actuelles (cf. le groupe Wazoo), nourrit une dynamique, mais soulève des débats sur la “fidélité” à l’essence orale.

Des enjeux collectifs : qui portera la berceuse demain ?

Les risques évoqués ici ne sont pas une fatalité, mais une alerte : la transmission orale en Auvergne demeure possible, à condition de réinventer ses gestes. Quelques témoignages d’artistes, chercheurs et collecteurs permettent de percevoir des issues originales.

  • L’insertion de la musique auvergnate dans des projets scolaires bilingues occitans, en Haute-Loire et dans le Cantal, a permis à 600 élèves (2021) de "vivre" la musique par la langue et la danse (source : Éducation Nationale/Lo CIRDÒC).
  • La création de réseaux de musiciens traditionnels, intergénérationnels, tels que « La manufacture des bourrées » à Issoire, assure la passation « à l’ancienne » lors de bals et répétitions informelles.
  • La vitalité retrouvée du balèti — bal folk — attire chaque année plus de 4000 danseurs à Saint-Gervais-d’Auvergne (recensement Festive Data), preuve que la chaîne n’est pas rompue, mais fragile.

Écouter du passé, tisser l’avenir

Les savoirs musicaux transmis oralement en Auvergne sont bien plus qu’un répertoire de sons : ils forment une architecture intime de l’identité régionale, du lien social, des émotions partagées. Leur perte annoncerait non seulement la disparition de sons anciens, mais d’un monde, d’une manière de vivre ensemble, de se raconter. Pourtant, des voix s’élèvent encore, des doigts glissent sur les anches et frappent les peaux, dans un tissage fragile entre mémoire et invention.

L’enjeu n’est plus de sauvegarder l’immuable, mais d’accompagner une tradition vivante, qui accepte le mouvement sans perdre son souffle. C’est à la fois un défi, un espoir, et un appel à l’écoute : dans chaque place de village, un écho résonne, fragile et tenace.

En savoir plus à ce sujet :