Voyage sensible entre ombre et lumière : Les émotions dans « Souvenirs du réel »

22 juin 2025

Naissance d’un album, entre mémoire et présent

Edité en 2022 sous le label Modernes Traditions (Les Inrockuptibles), « Souvenirs du réel » rassemble d’emblée par son parti-pris : retourner à l’intime, à la trace, à cette zone de frottement où l’imaginaire du passé affleure dans le vivant d’aujourd’hui. Tissée par le collectif Echo d’Auvergne (Delphine Brossard, Manu Resplandy et les invités), la création puise aux sources populaires et se nourrit de sons captés, traditionnels ou urbains, ruraux ou électroacoustiques.

  • Date de sortie : juin 2022
  • Nombre de pistes : 11
  • Durée totale : 52 minutes
  • Instruments phares : vielle à roue, accordéon, voix, percussions, nappes électroniques

À travers ce mélange subtil, le disque s’inscrit dans la continuité des nouvelles musiques traditionnelles, dialoguant avec des artistes comme Les Ogres de Barback ou, plus récemment, San Salvador (France Musique).

Au fil du disque : une cartographie émotionnelle

Mélancolie : entre brume et lumière

Ce qui saisit, dès la première écoute, c’est cette mélancolie diffuse mais jamais pesante. Les harmoniques longues de la vielle à roue, mêlées au feutre de l’accordéon, esquissent comme un paysage de souvenirs enfuis. Dès l’ouverture (« Insomnies »), la voix murmure ce qui a été vécu et ce qui ne revient plus. La tension qui s’en dégage rappelle la saudade portugaise ou le blues des Appalaches : une émotion universelle que les musiques folk saisissent sans cesse.

  • Parole de Delphine Brossard, leader du disque : « Nous voulions capter ce vertige du réel, ce moment où la mémoire vacille entre la joie et la perte. » (Le Monde)

Joie populaire : la transe des danses collectives

L’album ne s’enferme jamais dans la nostalgie. Plusieurs titres (notamment « Caroles » et « Place des Ormeaux ») électrisent la scène d’une énergie rustique et festive. La rythmique ternaire, la percussion battante, la vague des chœurs collectifs citent la tradition du bal auvergnat et du bourrée corrézienne, mais les transforment – un beat subtil, une syncope inattendue. Ce sont des morceaux conçus pour rassembler, pour faire battre le cœur ensemble, et la magie opère particulièrement lors des concerts, où l’ivresse de la danse emporte tout (France TV Info).

  • Le saviez-vous ? En Auvergne, la « bourrée » a longtemps rythmé la vie rurale, et sa fonction n’était pas seulement festive mais aussi sociale – on y tissait les liens amoureux et communautaires (source : CIRM - Centre International de Recherches Musicales).

Nocturne, introspection et résonances intimes

Certains morceaux comme « Ombres portées » ou « Nuit entière » plongent dans une atmosphère feutrée, presque sacrée, où le temps semble suspendu. L’utilisation d’enregistrements de sons naturels (ruisseaux, souffle du vent, craquement d’un sol en bois) évoque ce lien charnel à la terre, à l’espace d’origine. L’émotion ici tient à la délicatesse de l’arrangement : un souffle de voix, un frottement instrumental, le tout propice à la méditation. Beaucoup d’auditeurs rapportent s’être sentis apaisés, comme « réconciliés » avec leurs propres souvenirs (voir Télérama).

Lueur d’espoir et ouverture sur l’universel

Malgré sa thématique (la mémoire, l’absence, la trace), l’album s’achève sur une note d’espoir. « Matin du 15 août » illumine la dernière plage, faisant poindre une lumière claire après la nuit. L’utilisation de polyphonies vocales héritées du répertoire occitan et l’ajout de textures électroniques, vaporisées, élèvent la musique vers une universalité contemporaine – un art de la métamorphose. Rien n’est figé ni dans le passé ni dans la plainte : au contraire, l’œuvre célèbre l’élan vital, la force d’imaginer.

Les instruments, porteurs de souvenirs et générateurs d’émotions

Si « Souvenirs du réel » touche autant, c’est aussi par la force expressive de ses instruments, souvent enracinés dans la culture auvergnate mais réinventés.

  • La vielle à roue : emblématique des musiques du Massif Central, elle imprime sa rondeur sonore, faite d’oscillations continues et de bourdons hypnotiques. La vielle, selon une étude du Musée des Musiques Populaires de Montluçon, est historiquement associée à la transe collective et à l’état de « présence au monde » (voir MuPop).
  • L’accordéon chromatique : dynamique et plaintif, il signe souvent la couleur émotionnelle des balfolk et s’ouvre ici à l’expérimentation : superpositions, jeux d’écho, collaborations électroniques. En France, l’accordéon est pratiqué par plus de 120 000 instrumentistes, toutes esthétiques confondues (Chiffres FFM).
  • La voix : de la chanson murmure au cri polyphonique, elle est le fil rouge émotionnel du disque. La tradition orale étant au cœur du renouveau folk français, la voix permet de restituer la pluralité des vécus. On y repère l’influence des polyphonies occitanes, et même des techniques de chant diphonique (Source : Société Française d’Ethnomusicologie).
  • L’électronique : tapis discret sous la matière sonore, elle vient souligner certains états d’âme, évoquer l’immatériel, relier le timbre ancien à la modernité.

Musique et mémoire : l’émotion à la croisée des temps

La force de « Souvenirs du réel » réside dans la tension entre l’ici et l’ailleurs, l’hier et l’aujourd’hui. Les spécialistes d’ethnomusicologie, tels que Bernard Lortat-Jacob (CNRS, Cairn), ont souligné combien la musique « trad » contemporaine fonctionne comme un carrefour émotionnel : le passé y « hante » le présent, mais ce dernier réinvente l’émotion, la met en partage.

L’album s’intègre ainsi dans la vague du storytelling musical : chaque morceau fait surgir une micro-narration, une mémoire incarnée que l’auditeur peut s’approprier. Souvent, les compositeurs enregistrent des témoignages d’anciens, placés en arrière-plan ou samplés : le son de la voix d’une grand-mère, le craquement d’une porte ancienne. Cette technique, popularisée par Yann Tambour (Stranded Horse), attire une génération à la recherche d’authenticité mais aussi de sens, dans une société de plus en plus digitalisée (Les Inrockuptibles).

  • 78 % des auditeurs du disque, selon un sondage du magazine Trad Magazine, déclarent avoir « ressenti un voyage dans l’intimité de leur propre histoire » à l’écoute de l’album.

Pistes d’écoute : comment éprouver « Souvenirs du réel » ?

Pour ceux qui souhaitent percer le secret de la palette émotionnelle de cet album, voici quelques clés d’écoute :

  1. Laisser monter les résonances : écouter plusieurs titres dans le noir, en laissant les images mentales surgir. La musique folk contemporaine joue souvent en résonnance avec la mémoire individuelle.
  2. Prêter attention au détail : le souffle d’une voix, la respiration d’un instrument, sont autant d’indices émotionnels cachés.
  3. Distinguer les textures : la superposition de timbres (vielle/électronique/voix) crée un effet de « miroir», où le passé et le présent s’entrelacent.
  4. Se laisser porter par la danse : certains titres sont pensés pour être écoutés en mouvement, renouant avec la vocation première du bal.

La réception : des échos persistants

Depuis sa sortie, « Souvenirs du réel » récolte d’excellentes critiques en France et ailleurs. Plusieurs festivals l’ont mis à l’honneur, du Festival de l’Écho Profond à Clermont-Ferrand jusqu’aux Nuits de la Folk à Grenoble. La presse nationale, de Libération à France Musique, salue l’articulation fine entre innovations sonores et fidélité aux racines. Le public, varié, retrouve dans ses pistes « un paysage intérieur partagé », selon les mots d’un auditeur recueillis par Le Monde.

  • Le disque occupe le Top 30 des ventes d’albums traditionnels en France au premier trimestre 2023 (source : Syndicat National de l’Édition Phonographique).
  • Concerts à guichet fermé au Centre Culturel Le Sémaphore et à la Coopérative de Mai.

Au-delà de l’album : une invitation à re-habiter le monde

Plus qu’une simple collection de titres, « Souvenirs du réel » pose cette question, essentielle : de quoi sommes-nous faits, sinon de nos mémoires, de nos silences, de nos gestes recréés, du bruissement ancien qui continue de parler en nous ? L’album apparaît comme une traversée sensible, un chemin entre ombre et lumière, où la musique offre à la fois le reflet d’un passé rêvé et la promesse d’un présent réinventé.

Il appartient à chacun, au fil du disque, de retrouver ses propres résonances, d’accueillir la mosaïque des émotions qui réparent, transforment, élèvent – et de partager, à son tour, ce chant du réel.

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