Dans les pas sonores de Liette Remon : la mémoire vive du folklore québécois

29 mai 2025

Le Québec à l’écoute de son passé : l’héritage de Liette Remon

Au cœur des terres québécoises résonne une voix singulière, celle de Liette Remon. Figure discrète mais essentielle, elle incarne une génération de « passeurs », ces femmes et hommes qui, depuis les années 1970, se dressent en sentinelles de la chanson traditionnelle. Remon, née en 1949 à Montréal, n’a cessé d’arpenter villages et archives pour faire surgir des limbes les complaintes, les airs dansés et les chants à répondre du vaste territoire québécois. Mais comment, aujourd’hui, la tradition vivante garde-t-elle les empreintes de ce travail de mémoire ?

Liette Remon, un parcours tissé de collectes et de partage

Avant de mesurer l’empreinte laissée, il convient de se rappeler l’ampleur de l’engagement de Liette Remon. Instituteur puis animatrice culturelle, elle s’immerge dans le folklore au contact de figures telles que Jean-Paul Guimond et Philippe Bruneau. Dès les années 1970, alors que le folk revival bat son plein, elle participe aux grandes collectes sur le territoire canadien, multipliant les rencontres, souvent dans l’intimité des salons et des cuisines, là où la tradition orale s’écoute près du cœur.

Remon enregistre, recopie, transmet. Sa voix — claire, émouvante — fait resurgir de l’oubli ces airs et complaintes souvent portés par les femmes, tissant une passerelle directe avec celles et ceux qui, avant elle, ont chanté pour les veillées d’hiver ou la moisson. Les collectes de Remon forment une mosaïque précieuse pour les ethnomusicologues ; une quinzaine d’années de labeur donnent naissance à des répertoires inédits (voir Mémoire du Québec).

  • Plus de 200 chansons collectées directement auprès d'interprètes ruraux entre 1974 et 1987.
  • Plus de 70 heures d’enregistrements (Archives de la BAnQ), aujourd’hui consultés par les chercheurs et les artistes en quête d’authenticité.

Au-delà de la collecte, l’art de Liette Remon c’est d’incarner la tradition : elle ne la fige pas dans les anthologies, mais l’offre à la scène et à la transmission orale, dans un geste généreux, populaire et vivant.

Des voix d’aujourd’hui, héritières de la mémoire Remon

Aujourd’hui, le legs de Liette Remon pulse dans la nouvelle scène québécoise de la chanson traditionnelle et néo-trad. Mais comment ce passage s’effectue-t-il concrètement ?

Transmission directe et héritage collectif

Le circuit de transmission est d’abord familial et amical. Plusieurs artistes québécois citent Remon parmi leurs principales inspirations dans l’exploration du chant « à répondre » et du répertoire féminin. C’est le cas de Dominique Tremblay (du groupe Galant, tu perds ton temps) ou Gabrielle Bouthillier, toutes deux ayant puisé dans ses collectes pour enrichir leurs disques et spectacles (La Pensée Québec).

  • En 2012, le disque «» du trio Galant, tu perds ton temps, reprend trois chansons glanées par Remon auprès de chanteuses de Charlevoix.
  • Les stages de chant traditionnel (par ex. au ) citent régulièrement ses répertoires comme base d’apprentissage.

Ce sont là les échos concrets : le répertoire continue de vivre non dans les livres, mais sur scène et dans la bouche de jeunes interprètes.

Sonorités contemporaines, racines profondes

Fidèle au geste de Remon, la nouvelle génération n’hésite pas à métisser. Le néo-trad fait dialoguer la vielle à roue, le banjo, la podorythmie, avec les guitares électriques et les arrangements modernes. Certains morceaux, collectés par Remon, s’invitent aujourd’hui dans des mashups, des balfolks urbains et des créations singulierement actuelles.

  • Les Tireux d’Roches (Lauréats Félix 2019) reprennent régulièrement «», une chanson popularisée par Remon dans les années 1980.
  • La chanteuse Lisa LeBlanc cite «», un air autrefois collecté par Remon, comme source d’inspiration pour ses compositions électro-folk.

Remon elle-même a parlé de cette dynamique dans un entretien en 2011 : « La chanson traditionnelle n’est pas un patrimoine à muséifier. Elle devient toujours autre chose, elle respire avec son temps. » (Le Devoir)

Un répertoire à visage féminin : Remon et les voix invisibles

Liette Remon a mis en lumière une facette longtemps minorée du folklore : le rôle central des femmes comme gardiennes du chant.

  • 70 % des chansons qu’elle a collectées viennent du répertoire féminin (BAnQ), où dominent les complaintes, les berceuses et les chants du quotidien.
  • Elle s’intéresse particulièrement à la polyphonie de table, où plusieurs générations de femmes chantent ensemble lors des repas.

Dans ses concerts et ateliers, Remon insistait sur la dimension sociale et rassembleuse du chant, invitant le public à ajouter sa voix. À l’heure où le Québec s’interroge sur l’égalité et la visibilité des femmes dans l’espace public, ce patrimoine vocal trouve une nouvelle résonance. Le travail de Remon anticipe à bien des égards les démarches féministes de valorisation des arts invisibles.

La sauvegarde numérique : conserver, partager, transmettre

L’une des plus grandes réussites de la tradition musicale québécoise face à l’œuvre de Liette Remon réside dans le virage numérique. Depuis 2005, la Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) et le Centre Mnémo assurent la numérisation et la diffusion d’une grande partie de ses enregistrements (Centre Mnémo). Quelques chiffres :

  • Plus de 400 documents audio issus de collectes sont aujourd’hui accessibles librement en ligne.
  • 150 partitions numérisées enrichissent le Projet Mémoire musicale lancé en 2016.
  • Le projet « Paroles vivantes », initié en 2017, diffuse sur podcast les voix des collecteurs, dont celle de Remon, permettant une écoute mondiale.

L’accès permet à un nouveau public — enseignants, enfants, artistes — de s’approprier à leur tour ces bribes de patrimoine et d’en renouveler la matière. À l’heure où le folklore se mondialise, cet ancrage local, rendu visible et sonore, prend une valeur inestimable.

Des reconnexions au-delà des frontières québécoises

Les traces de Liette Remon ne demeurent pas limitées à la Belle Province. Sa pratique s’inscrit dans un vaste mouvement transatlantique : en France, en Acadie, en Louisiane, des festivals et réseaux de collecteurs citent sa méthode et utilisent ses répertoires comme source comparative (Festival Kan Ar Bobl en Bretagne).

  • En 2018, le Festival Interceltique de Lorient propose une conférence sur « Le chant à répondre du Québec à la Bretagne », mentionnant explicitement le travail de Remon.
  • Des anthologies éditées en Europe («» chez Ocora Radio France, 2009) recensent plusieurs titres enregistrés dans ses collectes.

La circulation de ce patrimoine dessine une cartographie sensible où la voix de Remon transgresse les frontières pour rappeler l’immense famille des musiques orales.

Souffle vivant : la tradition, laboratoire d’avenir

Les traces de Liette Remon vibrent toujours dans les veillées, les festivals et les créations d’aujourd’hui. Elles invitent à repenser notre rapport au passé : non comme un musée figé, mais comme un prélude fertile à l’innovation. La tradition musicale québécoise, par sa capacité d’adaptation, de transmission et de réinvention, montre ainsi la voie. Au Québec, chaque nouveau souffle folk, chaque chœur à répondre, porte un peu de la voix de Remon — voix modeste et inépuisable, qui continue de relier la mémoire chantée à l’audace des lendemains.

Écouter, collecter, transmettre : c’est là toute la promesse vivante d’une tradition qui ne cesse de se (re)créer, à l’image du passage de Liette Remon dans la mémoire sonore du Québec.

En savoir plus à ce sujet :