Sur les chemins oubliés d’Auvergne : complicité de routes entre colporteurs et joueurs de vielle

25 octobre 2025

L’Auvergne des chemins : qui étaient les colporteurs ?

Le terme de colporteur ramène à ces figures familières des campagnes auvergnates, arpentant les routes, paniers remplis d’épingles, d’almanachs, de petits objets ou de livres interdits (Musée Rural de la Sologne).

  • Âge d’or : du XVIIe au XIXe siècle.
  • Missions : vendre, informer, recueillir histoires et nouvelles, transporter des écrits parfois censurés.
  • Origines : très souvent issus de régions pauvres, notamment de Haute-Auvergne, du Velay et du Forez (Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine).
  • Itinéraires : souvent les mêmes que ceux suivis par les pèlerins, musiciens itinérants, montreurs d’ours ou marchands forains.

À une époque où peu savent lire, ces voyageurs sont essentiels à la circulation de l’information, des savoir-faire… et de la musique.

Portrait du joueur de vielle : héritier d’une tradition populaire

Dans l’imaginaire collectif, le joueur de vielle – ou vielleux – incarne le musicien ambulant des montagnes du Massif central. Sa vielle à roue grince et chante, apaisant les veillées, entraînant les danses ou captant la générosité lors de collectes sur les marchés.

  • Époque phare : XVIIIe et XIXe siècles, avec un renouveau folklorique au XXe (France Musique).
  • Instrument modeste mais magique : la vielle à roue, descendante de la symphonia médiévale, s’impose dans tout le Massif central.
  • Le “folk des pauvres” : souvent confondus avec les aveugles (beaucoup exerçaient ce métier), les vielleux sont tour à tour conteurs, médiateurs et dépositaires des répertoires populaires.

L’entremêlement des routes et des destins

Mais quel est donc ce fil secret qui relie le colporteur et le vielleux ? La réponse se trouve dans leur quotidien, leur rôle dans la société rurale, et leur incroyable mobilité.

La route comme scène : une proximité géographique et sociale

  • Dans maintes régions d’Auvergne, colporteurs et joueurs de vielle partaient des mêmes villages pauvres, notamment de la Margeride, des monts du Cantal et des Combrailles.
  • Cheminant sur les mêmes routes, ils fréquentaient les foires, marchés, fêtes patronales et pèlerinages, qui étaient les principaux lieux de vie et d’échanges (Gallica – Bibliothèque nationale de France).

Transmission des histoires, savoirs et musiques

  • Échange de nouvelles : Le colporteur colporte des chansons, des saynètes, des histoires apprises sur la route ; le vielleux les met en musique et les interprète dans les veillées.
  • Mélanges de répertoires : Nombre de mélodies transmises oralement variaient d’un village à l’autre par l’action conjointe des colporteurs et des musiciens itinérants (France Culture).
  • Rôle du “carnet de chants” ambulant : Les colporteurs vendent des feuillets de chansons, parfois imprimés à Limoges, Lyon ou Clermont, qui sont repris et interprétés dans la rue ou lors des fêtes par les musiciens.

L’union était souvent pragmatique : lors des étapes, les colporteurs apprécient la compagnie d’un musicien pour attirer la foule et mieux vendre leurs marchandises ; les musiciens profitent du passage du colporteur pour renouveler leur répertoire et obtenir les “derniers airs à la mode”.

Des réseaux culturels uniques à l’Auvergne

L’attachement entre colporteurs et vielleux n’est pas qu’une anecdote. Il s’appuie sur des réseaux structurés :

  • Hivernage et solidarité : Durant les mois d’hiver, beaucoup rentraient au pays. Veillées, fêtes de village et même mariages réunissaient souvent musiciens et colporteurs ;
  • Transmission familiale : Les parcours étaient parfois familiaux. On relève nombre de familles où l’un était colporteur, l’autre joueur de vielle, comme chez les Letourneur du Cantal (voir OpenEdition, Études rurales n°102).

Dans “Le Colporteur au village” (Éd. Privat, 1974), l’historien Jean Seguin rapporte : “À Murat, un musicien attirait la clientèle, pendant que son comparse proposait ses almanachs, remèdes et lunettes, laissant chacun raconter les nouvelles de la semaine, avant de reprendre le chemin en commun.”

Composer et diffuser : une pratique musicale en mouvement

Ce lien a parfois bousculé l’histoire de la musique populaire d’Auvergne. Par la diffusion des chansons, la circulation des airs et la création de nouveaux répertoires, ce duo itinérant a largement contribué à façonner le folklore.

Les chansons imprimées – un vecteur d’innovation

  • Les colporteurs vendaient fréquemment des recueils de chansons et de complaintes éditées à destination du grand public analphabète.
  • La célèbre chanson “La Belle Bergère” ou la version auvergnate de “Malbrough s’en va-t-en guerre” se diffusent ainsi sur des centaines de kilomètres grâce à leur entremise (La Musique en France).
  • Ces livrets - parfois répertoriés à plus de 200 titres différents dans les inventaires lyonnais du XIXe siècle - constituent un répertoire d’une vitalité insoupçonnée.

L’adaptation et l’appropriation par les vielleux

Le joueur de vielle transpose, adapte, ou invente de nouveaux airs à partir de ces chansons, parfois même sur commande des colporteurs. Plusieurs collecteurs du début du XXe siècle (notamment Joseph Canteloube ou Antoine Bouchon) témoignent du foisonnement de variantes d’un même air au fil des villages (Ministère de la Culture).

  • La vielle, capable d’imiter le timbre de la voix ou des cloches, permet la création d’ornements (trilles, bourdon continu) particulièrement adaptés à la danse et à la procession.
  • La vitalité carnavalesque des bourrées auvergnates doit beaucoup à ce brassage perpétuel : à la croisée des chemins, un colporteur livre quelques paroles nouvelles, immédiatement reprises par le vielleux.

Chiffres, anecdotes et mémoire vivante

  • Population de colporteurs auvergnats : on estime à plus de 3 000 le nombre de colporteurs issus du seul département du Cantal à la fin du XVIIIe siècle (Études rurales, 1995).
  • Répertoire oral collecté : Près de 1 700 chansons et thèmes instrumentaux ont été relevés lors des collectes entre 1900 et 1930 en Haute-Loire et Cantal (fonds Phonothèque de la MMSH).
  • Transmission familiale : Selon l’ethnomusicologue Laurent Ganchou (Musique ancienne en Auvergne), certaines familles fournissent sur trois générations une lignée de musiciens itinérants associés à l’activité de colportage.

On retrouve d’ailleurs des récits où, à la Saint-Jean, les colporteurs partagent victuailles et histoires tandis que les musiciens font danser tout le village à la vielle. Des photographies du début XXe siècle montrent encore, lors des marchés d’Aurillac ou d’Ambert, ce duo indissociable sur les places publiques.

Une empreinte toujours vive

Si la figure du colporteur a progressivement disparu avec la modernisation et l’essor des transports au XXe siècle, l’influence de ce tandem itinérant demeure palpable dans la culture et la mémoire musicale d’Auvergne. Nombre d’aires musicales et de chansons populaires portent encore aujourd’hui la trace de ce dialogue entre parole voyageuse et musique enracinée. Aux festivals de Gannat, d’Aurillac ou sur les chemins du Puy-en-Velay, la vielle chante une histoire qu’elle doit autant à la route qu’à la rencontre, au carnet qu’au chuchotement fraternel de ceux qui, hier, colportaient aussi bien l’objet que la mémoire du chant.

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