La vielle à roue : voyageuse, conteuse et symbole sonore d’Auvergne et Rhône-Alpes

18 octobre 2025

Une silhouette familière sur les chemins des montagnes et des marchés

Fermez les yeux quelques instants. Imaginez une place de village endormie sous la brume matinale, un col de montagne où résonne soudain un chant étrange, né d’une caisse ronde qui vibre sous les doigts calés de la musicienne ou du musicien. La vielle à roue est là, tout à la fois discrète et ensorcelante, complice des musiques itinérantes qui ont façonné l’identité sonore de l’Auvergne et des terres alentour du Rhône-Alpes.

Si l’instrument évoque de vieux souvenirs d’enfance, la mémoire de la fête du village ou l’écho d’une scène de bal trad’, c’est qu’il occupe une place singulière, entre tradition populaire et curiosité toujours renouvelée. Mais pourquoi la vielle à roue est-elle aujourd’hui encore le symbole de ces musiques voyageuses ? Pour répondre à cette question, il faut dérouler le fil de son histoire, de sa facture à son usage, en passant par les couleurs qu’elle a su faire naître dans le paysage musical local.

La vielle à roue : instrument nomade par excellence

Une invention du Moyen Âge, une vocation de route

La vielle à roue trouve ses origines loin dans le temps. On la rencontre d’abord sous une forme archaïque au XIIe siècle, appelée organistrum, un grand instrument à manivelle joué à deux, dans le contexte religieux puis profane (source : Cité de la Musique). Rapidement, elle se miniaturise, devient plus maniable et s’impose au fil des siècles auprès des jongleurs itinérants, des ménétriers et musiciens errants d’Europe.

Les caractéristiques qui expliquent sa mobilité :

  • Un format relativement compact et transportable, comparé à la plupart des instruments à clavier ou à cordes frottées.
  • Un système à manivelle qui permet de produire un son continu, particulier et puissant, sans nécessité d’un archet fragile ou d’une infrastructure complexe.
  • Son adaptabilité : la vielle joue aussi bien en solo, en accompagnement du chant, ou avec d’autres instruments populaires (cornemuse, accordéon, flûte…)

Sa mécanique — une roue de bois frottant les cordes, produisant un bourdonnement hypnotique – est vite devenue une signature sonore, ce son “rugueux” qui parcourt les routes et rassemble les auditeurs autour des ronds de danse. À partir du XVIIIe siècle, alors que la société française connaît une revalorisation du “peuple des campagnes”, la vielle devient indissociable des auvergnats “montés à Paris” (source : Jean-François Dutertre, CNRS/CFM du Monde).

L’Auvergne et le Rhône-Alpes : berceaux et carrefours sonores

Un terroir propice au voyage

Pourquoi la vielle à roue trouve-t-elle un terrain de prédilection à travers l’Auvergne et le Rhône-Alpes ? C’est d’abord une histoire de routes, de reliefs et de migrations internes historiques.

  • L’Auvergne, marquée par son paysage rural et montagnard, fut une terre de mobilité saisonnière : dès le XVIe siècle, colporteurs, marchands, ramoneurs, mais aussi musiciens, sillonnaient la région et jusqu’à Paris, portant leurs histoires et leurs mélodies avec eux (source : Larousse).
  • Rhône-Alpes, région ouverte sur l’Italie et la Suisse, fut un carrefour d’échanges commerciaux mais aussi musicaux, brassant influences savoyardes, bourguignonnes ou provençales.

Dans ce territoire d’échappées, la vielle à roue devient naturellement l’instrument des voyageurs. Ses interprètes animent fêtes villageoises, marchés, foires et pèlerinages, mais aussi bals et cabarets de la capitale quand l’exode rural porte les “Bougnats” au cœur des grandes villes du XIXe siècle.

La vielle au cœur des bals et des fêtes itinérantes

On estime qu’au tournant du XXe siècle, plus de 5 000 musiciens jouaient de la vielle dans le Massif central, dont une bonne part sur les routes, occasionnant des rencontres et des mélanges stylistiques entre montagnards d’Auvergne, Limousin, Bourbonnais, et plus au Nord, Berry (source : Jean-Luc Matte, ethnomusicologue). On désigne même la vielle comme “l’instrument roi du bal auvergnat”, capable de faire danser, à elle seule, tout un village sur le rythme obsédant des bourrées à trois temps ou à deux temps.

Sa capacité à accompagner la danse collective est une clé de sa place dans l’imaginaire itinérant : elle rassemble, unit, donne le tempo aux passages de générations, comme aux allers-retours saisonniers des populations.

Un son dans la peau du voyageur

L’identité sonore de la mobilité

La vielle à roue possède une particularité rare : elle “porte” le son du voyage. Sa roue, tournant sans fin, produit un bourdonnement continu, véritable tapis sonore sur lequel danse la mélodie, ornée de “chien”, ces cliquetis rythmiques typiques déclenchés par un subtil mouvement du poignet.

Ce timbre n’est pas un hasard : il résonne dans la rumeur du marché, se mêle aux sabots sur la place ou au trot du cheval sur les chemins. Pour l’ethnomusicologue Bernard Lortat-Jacob, la vielle, comme la cornemuse, est conçue pour “porter loin” (source : Cahiers d’Ethnomusicologie) — son bourdonnement capte l’attention, perce les bruissements ambiants et offre aux musiciens ambulants la certitude d’être entendus dans la foule.

  • La bourrée, danse emblématique du Massif central, est indissociable de la vielle à roue. Elle marque le tempo du voyage et de la fête.
  • L’itinérance façonne le répertoire : chant à répondre, mélodies faciles à retenir, variations ornementées selon les rencontres et le contexte du moment.

On considère aussi la vielle comme un “instrument que l’on adapte”, dont la facture s’est transformée au fil des artisans et des régions — preuve d’une mobilité tant géographique que musicale.

Transmission orale et influences croisées

Jusqu’au début du XXe siècle, l’apprentissage de la vielle à roue est presque exclusivement oral et pratique — le musicien prend la route, côtoie d’autres joueurs, s’imprègne des styles locaux. L’instrument devient alors la mémoire vivante des passages, la caisse de résonance des influences venues parfois d’au-delà des frontières du Massif.

  • Les répertoires se transforment au gré des migrations saisonnières ou définitives.
  • La présence de la vielle dans les foires de Lyon ou de Grenoble a permis l’intégration de valses, polkas ou mazurkas au répertoire traditionnel (source : Musée des Musiques Populaires de Montluçon).

Des figures de la vielle itinérante : histoires d’artisans et de virtuoses

Les factors, artisans du voyage

Faut-il rappeler combien la renomée d’un instrument tient à ses artisans ? À Jenzat, en Allier, dès le XVIIIe siècle, se regroupent plusieurs générations de facteurs de vielles. Leur particularité : ils confectionnent des instruments robustes, adaptés aux longs trajets et capables de résister aux changements de climat — une exigence pour les musiciens itinérants (source : Musique et Danse en Allier).

Au XIXe siècle, la famille Pajot-Blanchet développe une lutherie de réputation internationale, envoyant leurs vielles dans toute l’Europe. Ainsi, le destin de la vielle se conjugue étroitement avec les besoins et les contraintes du nomadisme : simplicité de démontage, durabilité, puissance sonore.

Musiciens et passeurs de frontières

Parmi les figures emblématiques, Joseph Rouls, né en 1844 à Saint-Amant-Roche-Savine (Puy-de-Dôme) et “roi de la vielle en Auvergne”, parcourt inlassablement la région à pied, à cheval ou en train, donnant plus de 200 bals par an jusqu’à Clermont-Ferrand et Lyon. Cet exemple n’est pas isolé : de nombreux musiciens adoptent un mode de vie errant, parfois à la limite de la marginalité, mais vecteur de diffusion et de métissage musical.

Le statut du musicien-voyageur reste ambigu. Admiré pour son talent, parfois regardé de travers pour son mode de vie, il porte pourtant en lui la mémoire de la mobilité. On a recensé maintes chansons villageoises où la vielle symbolise à la fois la fête, la liberté, et la “vie sur la route”.

La vielle à roue aujourd’hui : un symbole réinventé

Un retour en force dans les musiques actuelles

Le XXe siècle aurait pu signer la fin des musiques itinérantes au profit de la sédentarité et de la modernité urbaine. Pourtant, depuis les années 1970-80, un renouveau des musiques traditionnelles replace la vielle à roue au centre de la scène. Festivals, bals folk, expériences jazz, rock et électro invitent la vielle à “ré-arpenter” routes et scènes (source : France Musique).

  • Des groupes comme La Machine, Blowzabella ou Viellistic Orchestra croisent bourrées du Massif, improvisations et sons électroniques.
  • Des luthiers, Antűne, Maître Nuss, Valencia ou encore le québécois Denis Siorat, inventent des vielles électriques pour la scène et le studio.
  • Plusieurs écoles de musiques associatives et conservatoires permettent à des centaines d’élèves de redécouvrir la vielle dans des contextes urbains, mêlant racines et innovation (Enquête UPCP-Métive, 2023).

La mobilité de la vielle s’offre ainsi une seconde jeunesse : elle voyage par le disque, la scène, Internet et les festivals du monde entier — C’est ainsi que, chaque année, le Festival “Le Son Continu” à La Châtre (Indre), rassemble des milliers de passionnés venus d’Auvergne, Rhône-Alpes et au-delà.

Une identité régionale revendiquée

La popularité de la vielle comme symbole ne faiblit pas dans le territoire d’origine. Elle figure sur des affiches, des logos associatifs, ou même des fresques urbaines (Moulins, Clermont-Ferrand, Aurillac). Pour nombre d’auvergnats et de rhônalpins, elle est devenue le signe tangible d’une histoire partagée, de la mémoire des migrations et de l’attachement aux danses collectives.

Aujourd’hui, on trouve plus de 1 200 joueurs de vielle affiliés à des associations dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, dont près de 60% pratiquent encore des bals, animations de rue ou processions à caractère mobile (UPCP-Métive).

Échos d’avenir : la vielle, passeuse de frontières et d’imaginaires

La vielle à roue s’inscrit dans ce temps étrange où une tradition s’invente chaque jour. Elle accompagne les migrations, les passages, les réinterprétations. Si elle demeure un emblème si fort des musiques itinérantes auvergnates et rhônalpines, c’est qu’elle épouse l’esprit du voyage : instrument robuste, festif, porté par le souffle du collectif, capable d’inventer à chaque halte un écho nouveau.

Sonne encore le refrain ancestral sur les places, fusionné désormais avec les pulsations du monde. Par sa roue qui tourne, la vielle relie les époques, les vallées, les êtres. Qui sait ce que les prochaines routes musicales lui feront explorer ?

Sources

  • Cité de la Musique – Philharmonie de Paris : https://www.citedelamusique.fr/
  • Larousse : https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/vielle_%C3%A0_roue/165356
  • Jean-François Dutertre, CNRS, Centre des Musiques du Monde
  • Bernard Lortat-Jacob, Cahiers d’Ethnomusicologie : https://journals.openedition.org/ethnomusicologie/2576
  • Musique et Danse en Allier : https://www.musiqueetdanse03.fr/fr/vielle-a-roue-une-histoire-du-facteur.html
  • Musée des Musiques Populaires de Montluçon
  • France Musique : https://www.francemusique.fr/
  • UPCP-Métive, Enquêtes pratiques et répertoires traditionnels

En savoir plus à ce sujet :