De la foire au bal : l’odyssée de la vielle à roue au cœur du patrimoine musical auvergnat

21 octobre 2025

L’irrésistible appel d’un bourdon : la vielle à roue, instrument du terroir et de l’imaginaire

Une place de marché à la lumière dorée du soir, des silhouettes qui tournoient, les mains frappant le temps sur leurs cuisses, tandis qu’un bourdon grave et entêtant s’élève : c’est dans cet écrin sonore que résonne, depuis le Moyen Âge, la vielle à roue. Plus qu’un simple instrument de musique, elle est devenue l’un des symboles de l’Auvergne rurale, jusqu’à incarner une composante essentielle de son répertoire traditionnel. Comment une machine à bourdons, héritière des troubadours et de la passion populaire, s’est-elle imposée dans la terre volcanique et musicale de cette région ? Voyage à travers les siècles, à la rencontre d’une identité forgée au fil de bois, de cordes et de mains habiles.

Aux origines : la vielle médiévale, de la cour à la campagne

La vielle à roue, ou "vielle", possède une histoire bien plus ancienne que le folklore auvergnat lui-même. Les premières attestations d’instruments apparentés à la vielle remontent au IXe siècle, sous la forme de la "lyre à roue" ou organistrum, un instrument imposant, destiné principalement à accompagner le plain-chant dans les monastères. Grâce à sa roue frottant les cordes et à la technologie des touches, la vielle permettait de tenir une note continue (le fameux bourdon) tout en jouant une mélodie. Progressivement, l’instrument sort des cloîtres pour se faire une place dans les cours (XIIe-XIIIe siècles), puis, plus tard, entre les mains des jongleurs itinérants et des aveugles mendiants, qui animaient marchés et cabarets d’Europe. C’est dans ce mouvement de "démocratisation" de la vielle que réside l’un des secrets de son implantation dans l’Auvergne rurale.

La diffusion de l’instrument en France et en Auvergne

  • XVIe siècle : Apparition de la vielle moderne, aux dimensions plus réduites, facilitant sa maniabilité.
  • XVIIe-XVIIIe siècles : La vielle devient très populaire à la cour de Louis XV, puis gagne les campagnes à travers la vogue du "pastoralisme" et l’engouement aristocratique pour la chanson populaire (source : La Vielle à roue, Jean-Pierre Jossier, Éditions du Layeur, 2012).
  • En Auvergne, l’instrument est mentionné dès le milieu du XVIIIe siècle dans les inventaires notariaux, et fréquemment représenté sur les gravures ou dans les récits de voyage (Jean-Baptiste Laborde, Voyage Pittoresque de la France, 1808).

La vielle en Auvergne : un instrument du quotidien populaire

La vielle à roue trouve en Auvergne une terre accueillante : une société de villages et de montagnes, où la musique occupe une place centrale dans la vie sociale et rituelle (bals, noces, conscrits, foires). L’Auvergne du XIXe siècle compte un foisonnement de musiciens ambulants, souvent charpentiers ou sabotiers de métier, qui arrondissent leur fin de mois en animant fêtes et veillées (Bernard Blanc, La Vielle à roue en Auvergne, CISTRA, 2007).

  • Rôle des boisseliers auvergnats : La fabrication locale des vielles a permis une adaptation des formes et une accessibilité plus grande. À la fin du XIXe siècle, on comptait près d’une douzaine de luthiers dans le Puy-de-Dôme (source : CISTRA).
  • Médiation des colporteurs et joueurs itinérants : Nombreux sont les viellistes à transmettre oralement leur savoir de ferme en ferme. Certains, comme le légendaire "Bouscatel" (1840-1910), ont marqué l’imaginaire populaire.
  • Mixité des répertoires : Les viellistes jonglaient entre airs traditionnels auvergnats, chansons "à la mode", marches de noces, et danses importées, créant ainsi un répertoire vivant et évolutif.

La vielle et les danses régionales

Impossible d’évoquer la place de la vielle en Auvergne sans parler de ses liens indisociables avec les danses du terroir :

  • Bourrée (ou bourrées) : Danse emblématique à trois temps (bourrée à trois temps, spécifique à l’Auvergne et au Livradois-Forez) ou à deux temps (typique du haut Limousin).
  • Marches nuptiales : La vielle accompagne les cortèges et moments protocolaires du mariage paysan.
  • Contredanses et saltières : Importées et "auvergnatées", elles se sont rapidement intégrées aux programmes des viellistes.

L’âge d’or de la vielle : apogée et renouveau (fin XIXe – début XXe)

Le tournant des XIXe et XXe siècles voit la vielle à roue atteindre son apogée en Auvergne. Plusieurs facteurs expliquent ce succès :

  • Accessibilité : La fabrication locale, moins onéreuse que pour le violon ou la clarinette, et la robustesse de l’instrument conviennent aux musiciens modestes.
  • Sociabilité : Dans l’Auvergne rurale, la musique – et la danse – sont moteurs de cohésion sociale. La sonorité puissante et rythmique de la vielle s’accorde idéalement au bal sur terre battue ou parquet.
  • Figures marquantes : Outre Bouscatel, des familles entières de viellistes se distinguent, tel le clan Montoriol dans le Cantal.

L’installation massive d’Auvergnats à Paris au XIXe siècle – les fameux "Bougnats" – exporte la vielle jusque dans les bals musette de la capitale. Selon Gérard Pailhès (Le Bal et la vielle, 1988), la communauté auvergnate joue un rôle déterminant dans la popularisation nationale de la bourrée et de sa complice, la vielle. En témoigne le bal du "ver rouge" animé par la vielle, immortalisé par le photographe Eugène Atget autour de 1900.

Crises et renaissances : l’instrument face aux mutations du XXe siècle

Après la Première Guerre mondiale, la vielle subit de plein fouet la concurrence de l’accordéon (le "piano du pauvre"), puis, plus tard, du phonographe et de la radio. Les cartels des bals se modernisent ; la génération des années 1950-60 délaisse le répertoire traditionnel au profit de danses "modernes". Le nombre de vielles construites s’effondre, ne dépassant pas la dizaine par an en Auvergne sur la décennie 1950 (source : chiffres atelier Louis Dupin, Issoire).

Facteurs du renouveau à partir des années 1970

  • Collectage et patrimonialisation : Le travail d’ethnomusicologues locaux (Jacques Brun, Jean Blanchard, Jean-Pierre Champeval) permet de sauvegarder des répertoires oraux inédits.
  • Folk revival et nouvelles générations : Dans le sillage de groupes comme La Chavannée ou La Belle Image, la vielle retrouve une seconde jeunesse, intégrée à des formations mêlant tradition et création.
  • Festivals et écoles : Le festival international de la vielle de Saint-Chartier, depuis 1976, joue un rôle crucial pour la formation et la transmission du savoir-faire (source : Festival international de la vielle).

La vielle aujourd’hui : laboratoire du répertoire auvergnat

Loin d’avoir disparu, la vielle à roue connaît depuis trente ans une vitalité sans précédent en Auvergne et en France. Pourtant, son rapport au répertoire traditionnel a évolué : de simple "témoin" d’un monde ancien, elle devient laboratoire sonore, complice du métissage et de l’innovation.

Quelques chiffres clés

  • Près de 400 élèves suivent chaque année un enseignement de la vielle en France, dont une cinquantaine dans des écoles ou stages auvergnats (chiffres 2022, Fédération des Enseignants de Vielle en France).
  • La lutherie artisanale connaît un renouveau : une vingtaine de luthiers spécialisés actifs en France, dont trois dans le Puy-de-Dôme en 2024 (Annuaire des luthiers de vielle).
  • Revenants du bal et création contemporaine : De jeunes ensembles auvergnats (Violons Barbares, Eric Montbel, La Machine…) proposent une relecture inventive des mélodies collectées au XXe siècle.

Échos et perspectives : continuité et réinvention au fil de la roue

De la grande foire de Saint-Flour aux studios d’enregistrement actuels, la vielle à roue n’a jamais cessé de dialoguer avec le cœur battant de l’Auvergne. Son secret ? Une capacité unique à relier le bal paysan du XIXe siècle aux audaces des créateurs d’aujourd’hui, à brouiller les frontières entre tradition et modernité, dans un tournoiement qui continue de charmer chaque génération. Cultivée par les mains patientes des luthiers, portée par la ferveur des viellistes, la vielle demeure le point d’ancrage et d’envol du répertoire auvergnat — gardienne d’un patrimoine vivant, tremplin pour les imaginaires du présent.

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