Secrets d’archets et de mélodies : la spécificité de la vielle à roue auvergnate

1 novembre 2025

Un instrument dans l’âme de l’Auvergne

Dans les ruelles des villages ou lors des grandes fêtes de la Saint-Jean, on reconnaît un son singulier : la vielle à roue, avec son timbre vibrant, oscillant entre la plainte du vent et la cavalcade du galop. Si elle est connue dans toute l’Europe, la vielle à roue, ou « vièla » dans le parler du pays, trouve en Auvergne un terrain d’expression et d’innovation qui lui est propre. Mais qu’est-ce qui façonne cette identité sonore ? Quelle technique, à la fois subtile et virtuose, distingue les joueurs de vielle d’Auvergne ?

Aux origines de la vielle à roue : une histoire vivante

Originaire du Moyen-Âge, la vielle à roue est un instrument à cordes frottées où la roue, mise en rotation à l’aide d’une manivelle, joue le rôle d’un archet continu. Au fil des siècles, elle a voyagé, s’est adaptée, a séduit les cours royales et les populations rurales. Pourtant, c’est au XIXe et XXe siècle, lors des grandes migrations intérieures et de l’émergence des bals publics, que l’Auvergne grave sa marque sur l’instrument. Le « petit Paris » de la rue de Lappe à Paris vibre encore, dans les récits, au rythme des auvergnats venus faire danser la capitale.

Si l’on peut entendre la vielle en Bourbonnais, Berry, Limousin, Poitou ou encore en Hongrie et en Espagne, c’est bien en Auvergne que s’est développée une technique spécifique, teintée d’influence populaire, de caractère dansant et de recherche rythmique.

La bourrée : cœur battant de la technique auvergnate

Impossible de parler de la vielle en Auvergne sans évoquer la bourrée, danse emblématique de la région. Véritable colonne vertébrale de la pratique instrumentale, la bourrée façonne la manière de jouer.

  • Rythme ternaire ou binaire ? En Auvergne, la bourrée à deux temps (bourrée à deux temps, dite « droiture ») prédomine, tandis que dans le Berry on privilégie souvent la bourrée à trois temps.
  • Vitesse d’exécution : Les viellistes auvergnats sont réputés pour leur jeu rapide, énergique, flirtant parfois avec les 140 battements par minute pour accompagner les grands bals (« bals musette »).
  • Accentuation : La danse induit une accentuation forte, voire percussive, sur le temps fort, rendue possible par une technique manuelle très spécifique.

Ainsi, la technique auvergnate découle d’un équilibre délicat : il faut faire « pulser » la bourrée sans jamais perdre la fluidité mélodique.

Le secret du « coup de poignée » : l’art du trompette

Au cœur de la technique : le « coup de poignée ». C’est ce geste qui distingue l’école auvergnate.

  • Le trompette : Cette technique consiste à effectuer un ou plusieurs petits à-coups du poignet sur la manivelle pour faire vibrer la « trompette », une corde dont l’appui intermittent sur le chevalet crée un son percussif. On parle de « coup de poignée » ou « coup de manche ».
  • Fonction rythmique : Dans la tradition auvergnate, le trompette doit « swinguer » et donner à la bourrée tout son relief. Le joueur peut marquer le temps fort, mais, caractéristique d’Auvergne, il insère aussi des figures rythmiques complexes, accentuations et ornementations, au service de la danse.
  • Nombre de coups : Dans l’école auvergnate, le trompette peut se faire en simple (un coup par tour), double (deux coups) ou à la volée (nombre variable) selon l’effet désiré et l’énergie de la danse. Les métriques binaires, ternaires et même asymétriques sont utilisées pour répondre à la diversité du répertoire.

Contrairement à la technique du Berry, par exemple, plus planante, où la priorité est donnée au développement mélodique, l’interprétation auvergnate insiste sur la percussion et l’engagement rythmique du trompette.

En pratique : l’art du phrasé auvergnat

  • Décalage subtil : Le vielliste joue sur la nuance entre le moment où la corde de trompette vient heurter et quitte le chevalet, produisant ainsi une gamme de sons allant du plus léger au plus marqué, épousant littéralement la danse.
  • Micro-durations : Les plus grands viellistes auvergnats (Jean Blanchard, Fabrice Lenormand…) maîtrisent l’art du « micro-temps », c’est-à-dire qu’ils modulent la durée du coup pour insuffler un swing unique à la bourrée.

La « frappe » du trompette peut être si nuancée que l’oreille profane y perçoit une simple pulsation tandis que l’initié y reconnaît une véritable gamme d’expressions rythmiques et émotionnelles.

Ornementations et style : empreinte d’Auvergne

L’école auvergnate de la vielle à roue ne se contente pas d’un style rythmique distinctif ; elle excelle aussi dans l’ornementation mélodique. Cette tradition privilégie :

  • Appogiatures et mordants : Décorent la mélodie en ajoutant de petites notes expressives, souvent inspirées du chant populaire auvergnat.
  • Glissandi : Ces glissés de doigt donnent à la mélodie un caractère plaintif ou espiègle, en lien avec le répertoire vocal régional.
  • Ornementations rythmiques : Les « coupes de main », sortes de petites syncopes ou retards volontaires, sont courantes et donnent à la vielle une signature très locale.

L’apport vocal régional, où l’on retrouve des mélismes spécifiques à l’Auvergne, influence directement la manière de phraser à la vielle. Le jeu doit évoquer le langage, la « parlure » du pays.

La facture instrumentale : catalyseur de l’identité régionale

La technique n’est rien sans l’outil. Depuis la fin du XIXe siècle, des facteurs comme Pajot, Pimpard ou Nigout, entre ateliers de Jenzat et Montluçon, adaptent la vielle à roue pour répondre aux exigences des musiciens auvergnats :

  • Chevalet mobile : Permet un réglage fin du son de la trompette, favorisant la précision du coup de poignée.
  • Manivelle lestée : Recherche de réactivité et de puissance pour marquer la bourrée.
  • Disposition des touches : Les claviatures sont conçues pour une exécution rapide et fluide du répertoire dansant.

Ce souci de l’adaptation reflète l’extrême vitalité de la tradition auvergnate, dont la technique instrumentale est indissociable des exigences collectives du bal.

Le « son auvergnat » aujourd’hui : héritage et renouveau

À travers les générations, les joueurs de vielle à roue d’Auvergne ont su préserver et transmettre cette technique unique, tout en l’ouvrant à de nouvelles influences.

  • Depuis les années 1970, des ensembles comme La Chavannée, Le Grand Rouge ou La Machine ont contribué à populariser ce style au national et à l’international (sources : Dastum, Centre d’Etudes et de Recherches sur les Musiques Traditionnelles).
  • On estime aujourd’hui entre 800 et 1 200 le nombre de viellistes réguliers en France, dont une part significative se revendique directement de la tradition auvergnate (CMTRA).
  • Chaque année, la Fête de la Vielle à Anost (Saône-et-Loire) rassemble plus de 2 500 visiteurs et fait la part belle au style auvergnat.
  • La jeune génération explose les frontières stylistiques : des musiciens comme Grégory Jolivet, tout en conservant l’héritage du coup de poignée, s’approprient la vielle à roue dans des registres allant du jazz au métal, montrant ainsi la vivacité et la souplesse de cette technique régionale.

Les musiciens contemporains redécouvrent parfois la technique grâce à des ressources telles que les collectages de l’Ethnopôle de Haute-Auvergne ou les archives de l’INA, nourrissant ainsi l’imaginaire collectif et la transmission.

Bals, fêtes, et l'éloge du mouvement

Plus qu’une technique, c’est un art de faire danser. Car dans le bal auvergnat, la précision du geste et la puissance du trompette servent avant tout une énergie collective, un besoin presque viscéral de mettre le corps en mouvement.

  • Une étude du CNRS (2016) muestra que les rythmes générés par la vielle à roue, avec leur usage du coup de poignée, favoriseraient l’endurance des danseurs, grâce à leur capacité à synchroniser efficacement les pas et les appuis.
  • La place essentielle de l’improvisation : loin d’être figée, la technique auvergnate laisse une grande part à l’inventivité du musicien, qui joue « avec » la danse plutôt que simplement « pour » la danse (CRMTL).
  • La polyphonie inavouée : la complexité des coups de trompette et des ornementations auvergnates donne parfois l’illusion d’une polyphonie, conférant à l’instrument une richesse rare.

L’art de la vielle à roue d’Auvergne, c’est donc aussi l’art de faire vibrer à l’unisson musique, corps et communauté.

L’empreinte d’une région : singularité et transmission

À l’écoute d’une bourrée bien martelée, à la vue d’un musicien faisant danser la manivelle comme une vague, c’est tout l’imaginaire auvergnat qui ressurgit. Cette technique, forgée par des siècles d’usage et d’invention, transcende la virtuosité : elle est le reflet d’une culture en mouvement, où la rencontre entre pratique communautaire, excellence instrumentale et enracinement régional fait de la vielle à roue un emblème vivant et évolutif.

Riche de sa diversité, à la croisée de l’histoire et de la création, la vielle à roue d’Auvergne continue d’inspirer, de défier et d’enchanter ceux qui écoutent – et surtout, ceux qui dansent.

  • Sources principales :
    • Centre des Musiques Traditionnelles en Rhône-Alpes (CMTRA), dossier « Vielle à roue ».
    • Collectages de l’INA et de l’Ethnopôle de Haute-Auvergne.
    • CRMTL – Centre de Recherche sur les Musiques Traditionnelles en Limousin.
    • Articles et publications de Jean Blanchard, Fabrice Lenormand et Jacques Joucla.
    • CNRS, dossier « Musiques et danse en Auvergne ».

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