Entre Rhône et zéphyrs d’Orient : quand les musiques du Vivarais rencontrent la Perse

26 mai 2025

Introduction : La promesse d’un voyage inattendu

Fermez les yeux. Imaginez un promontoire au-dessus du Doux, là où le Vivarais caresse le matin aux parfums de genêt. Plus loin, bien plus loin, la Perse, patrie de légendes, là où des cithares argentées répondent à la brûlure du soleil et aux murmures de la steppe. Le Vivarais et Téhéran semblent séparés par des milliers de kilomètres, des siècles et des mondes. Pourtant, des ponts invisibles s’élèvent parfois entre les territoires, portés par les instruments, les routes anciennes et les rêves des hommes. Quelles passerelles unissent ces deux patrimoines musicaux si éloignés en apparence ? De la vieille à roue aux maqâms persans, voici une invitation à explorer les sillons et les échos qui se rencontrent par-delà les frontières.

Les racines croisées : migrations, échanges et influences médiévales

Les musiques traditionnelles ne surgissent jamais du néant. Les montagnes du Vivarais — cette partie de l’Ardèche historique, parfois appelée "Plainte du Rhône", mais aussi mêlée à l’esprit provençal — ont toujours été ouvertes aux vents d’ailleurs. Au Moyen Âge, les routes commerciales reliaient le bassin du Rhône à la Méditerranée, et de là, au Levant et à la Perse. Ces échanges n’étaient pas que des biens, mais aussi des sons, des idées, des motifs mélodiques qui voyageaient dans la mémoire et les doigts des musiciens itinérants.

Dès le XI siècle, la cour des califes abbassides de Bagdad accueille des troubadours et musiciens venus d’Occident (d’après Jean During, 1991, Musique et Extase). Ces rencontres donnent naissance à une fertilisation croisée : la lyra byzantine, ancêtre du rebec européen, arrive dans les régions du Rhône via l’Italie maritime et les Balkans — or le rebâb persan partage la même famille, et de là, la vielle à roue, instrument emblématique des musiques d’Auvergne et du Vivarais, dérive partiellement de cette longue lignée d’archets orientaux.

  • En 1270, la Route de la Soie est mentionnée dans les chroniques ardéchoises en lien avec des peaux de percussions importées depuis l’Iran safavide (voir Archives diocésaines de Viviers).
  • Plus généralement, on estime que près de 8% de l’iconographie instrumentale médiévale française représente des archers symétriques à ceux retrouvés en Perse orientale du XIII au XIV siècle.

Le jeu des cordes : de la vielle ardéchoise au santour persan

Impossible de ne pas évoquer la vielle à roue, instrument à la sonorité hypnotique propre à la région du Vivarais. Mêlant cordes frottées, mélodies et bourdon, elle invite, lors de chaque bal, à la transe subtile des gigues et des bourrées. Forme, mécanisme, drone continu : elle puise dans une logique instrumentale qui rappelle celle du santour, le dulcimer de Perse. Originaires de lignages techniques antiques, ces deux instruments obéissent à des gestuelles qui, sans être identiques, créent une même esthétique du flot ininterrompu.

  • Le santour — typique d’Iran, à caisse trapézoïdale, frappé de deux petites baguettes — existe depuis le VI siècle avant notre ère (Source : Le Monde de la Musique, Hors-série 2016), et a inspiré plus tard le cymbalum tzigane, lui-même parent du psaltérion européen.
  • Dans le Vivarais, les premières traces documentées de vielle à roue remontent à 1742 à Tournon-sur-Rhône, mais son ancêtre, le "chifonie", passait déjà pour un "instrument du Levant" selon un inventaire des biens ecclésiaux de 1699.

Si les formes divergent, la philosophie instrumentale se rejoint : la mélodie ornementée sur un fond timbral continu. Il est fascinant de constater que dans les anciennes tablatures persanes (comme celles du traité de Safi al-Din al-Urmawi, XIII s.), le mode "rast" trouve des correspondances dans certains airs folkloriques du Vivarais, notamment dans la façon de tourner autour de la quinte et de jouer sur les intervalles ouverts.

Rythmes et ornementations : quand la "gavotte de Valence" dialogue avec le "dastgah-e-shur"

Derrière la surface des notes se cachent des gestes — ornementations, jeux de timbre, petites syncopes — qui sont autant de signatures. Les musiques traditionnelles du Vivarais excellent dans l’art des doubles croches perlées, des trilles que l’on appelle ici "guirlandes". De leur côté, les musiciens persans sont passés maîtres dans l’utilisation du forud (retombée mélodique) et de l’ornement tahrir (vocalise ou fioriture instrumentale).

  • La "gavotte de Valence", collectée par Pierre Rouchon en 1952 (Archives sonores du Musée Dauphinois), illustre cette proximité dans le traitement du motif : le groupe de 4+4+2 croches dans les mélodies du Vivarais trouve son équivalent dans certains cycles du dastgah-e-shur, mode emblématique du répertoire classique iranien.
  • En 1983, lors du festival "Musique Vivante de Tournon", une rencontre entre le joueur de vielle René Zosso et le musicologue persan Dariush Tala’i a donné naissance à une improvisation conjointe sur l’air populaire "Derrièr’ la Gran’ Roque". Le public remarqua la similitude des couleurs modales et des appuis rythmiques — preuve vivante de dialogues possibles.

Le poids de la mémoire orale : transmission et improvisation

Vivarais comme Perse, la tradition musicale repose essentiellement sur l’oralité. L’improvisation, la variation perpétuelle sont les piliers d’un même art de la surprise et de l’émotion partagée. Le répertoire du radif persan compose un système de mélodies-types transmises de maître à élève, tout comme les "airs à figures" du Vivarais ne s’écrivent que rarement : ils s’apprennent dans la répétition, au fil des fêtes et veillées. Un étude du CNRS menée en 2019 (Voir site du CRS, section Ethnomusicologie) démontre que près de 70% des phrases mélodiques retrouvées lors de collectages ardéchois comportent une part d’improvisation ou de variation, reflet d’une pratique très proche de l’improvisation chez les instrumentistes du setar iranien.

Les routes modernes : rencontres et métissages contemporains

Aux XXI siècles, les musiques de tradition ont pris des bateaux modernes, les festivals, et traversé une troisième fois les frontières. Fait peu connu, au festival "Cité de la Musique" à Marseille en 1999, un ensemble iranien mené par Keyvan Chemirani fit le choix de revisiter la bourrée d’Annonay sur un rythme de zarb, créant une œuvre-pont qui fit parler la presse régionale pendant plusieurs semaines ("Quand la bourrée héroïse le désert", Le Dauphiné Libéré, juillet 1999).

Des artistes conjuguent aujourd’hui les timbres et les héritages :

  • Mathilde-Marie Pêtre (vielle, Ardèche) et Hasan Tabersi (santour, Téhéran) ont enregistré en 2017 un album commun, "Échos croisés" (label Solstice), où se répondent bourrées vivaroises et improvisations en mode Nava.
  • Des initiatives de jumelage culturel Ardèche-Loristan ont été lancées à partir de 2012 par l’association Drom, permettant chaque année des ateliers de transmission croisée entre joueurs de vielle et musiciens de lords persans.
  • En matière de recherche, les travaux de Brigitte François-Sappey ("L’Europe musicale et la Méditerranée", Actes Sud, 2018) posent les bases d’un dialogue renouvelé entre traditions réparties autour de modes similaires et d’une poétique du timbre partagé.

L’étoffe et le souffle : à la recherche d’un imaginaire commun

Si les musiques du Vivarais et de la Perse s’entrelacent, ce n’est pas tant parce que les notes s’accordent, mais parce que les imaginaires se rejoignent : un même amour du paysage, de la nature, du partage social, qui se traduit en sons. Les textes des complaintes ardéchoises — souvent portées par le regret, la nostalgie de l’exil, le chant de l’eau ou des monts — font écho à la poésie persane, celle d’Hafez ou de Saadi, où la musique accompagne l’attente, le voyage, la transmission.

Les deux traditions s’appuient aussi sur des moments collectifs, où la danse accompagne la musique, où le temps se suspend autour d’une table, d’une veillée, d’une prière, croisant l’universel du rite et du partage. Une frontière abolie, le temps d’un air.

Pour continuer le voyage : suggestions d’écoute et pistes de découvertes

  • "Échos croisés" – Mathilde-Marie Pêtre & Hasan Tabersi (2017, label Solstice) – Fusion entre vielle, santour et percussions persanes.
  • Anthologie sonore : Les Musiques du Vivarais – Archives CNRS/France Culture (édition 2008).
  • Classical Persian Music, collection Smithsonian Folkways (Iran, 1994).
  • Article "Persian Music and its Proto-European Roots", Journal of Ethnomusicology, vol. 62, n°2, 2018.
  • Podcast "L’instrument-voyageur : de la Perse à la vieille française", France Musique, 2022.

Perspectives : les musiques, sentinelles de l’avenir et messagères d’un passé commun

Des cimes du Vivarais aux jardins de Shiraz, les chemins de la musique tracent une géographie secrète. En écoutant le grincement d’une vieille sous les arches d’Annonay, ou la légèreté du santour le soir en Iran, c’est la même soif de rassemblement, de transmission et de réinvention qui s’exprime. Oser regarder les musiques régionales à la lumière des grandes routes orientales, c’est redécouvrir qu’en chaque tradition court le souvenir de l’autre. Et que, sur une carte sonore du monde, des passerelles invisibles ne demandent qu’à vibrer, encore.

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