Voyage au souffle des vents : ce qui distingue la cabrette auvergnate parmi les cornemuses régionales

10 octobre 2025

Origines et territoires: à la rencontre des peuples sonores

Les cornemuses, appelées aussi cornes à muses ou vèmes en occitan, jalonnent toutes les routes d’Europe depuis le Moyen Âge – et d’ailleurs, le plus vieux spécimen connu en France daterait de la fin du XIIIe siècle (source : Musée de la Musique, Paris). Pourtant, chaque région a façonné la sienne, de forme, de sonorité et d’usage très distincts.

  • La cabrette: symbole de l’Auvergne et du Massif central, mais aussi des monts du Velay et de Margeride.
  • La musette berrichonne, ou musette du Centre: Centre-Val de Loire, Berry, Bourbonnais, Limousin.
  • La grande cornemuse écossaise (Great Highland Bagpipe): Écosse.
  • Le binioù kozh: Bretagne.
  • La gaita: Galice (Espagne), Portugal.

La cabrette, littéralement « petite chèvre » en référence à la provenance de sa poche à air, émerge aux alentours de 1840 dans les monts d’Auvergne, portée par une dynamique de musiciens ruraux (source : L. Slominsky, « Les instruments à vent du Massif central », CRDP Clermont). Mais sa diffusion rapide, notamment à Paris via les migrants auvergnats, lui donne une portée culturelle dépassant le seul terroir.

Cornemuses : anatomie comparée

Le grand public imagine souvent la cornemuse à partir de son portrait le plus spectaculaire : la cornemuse écossaise, à trois bourdons et vaste poche. Pourtant, vue de plus près, chaque région a taillé la sienne selon ses besoins et son rapport au monde.

Instrument Poche Bourdons Soufflage Matériaux Rôle principal
Cabrette Peau de chèvre 1 bourdon Soufflet (main/avant-bras) Bois fruitier Danse, virtuosité, solo
Musette berrichonne Peau ou synthétique 1 à 3 bourdons Bouche Buis, ébène Danse, accompagnement
Binioù kozh Peau de chèvre 1 bourdon Bouche Bois local Danse bretonne
Great Highland Bagpipe Peau ou synthétique 3 bourdons Bouche Bois d’Afrique noir Extérieur, cérémonial

Cabrette vs autres cornemuses : les signes distinctifs

Le souffle des mains : quand le soufflet fait toute la différence

Contrairement à la plupart des cornemuses européennes (soufflées par la bouche), la cabrette introduit, dès les années 1860, un soufflet actionné par le bras. Cette innovation, empruntée parfois à l’accordéon, permet au musicien:

  • De préserver sa respiration, rendant possible des solos longs et virtuoses
  • D’offrir un son plus stable et moins humide : absence de condensation dans l’anche
  • De jouer et chanter en alternance, ou d’accompagner auvergnate et bourrée toute une nuit sans faiblir

Seule la musette baroque (musette de cour), luxueux instrument français du XVIIIe, partage cette caractéristique. Mais la cabrette, en l’adoptant au cœur du peuple, démocratise son usage.

Un bourdon unique : la sobriété au service de la mélodie

La cabrette se distingue par un seul bourdon, réglé généralement sur l’octave ou la quinte grave du chant. Le Binioù kozh breton, lui aussi à bourdon unique mais bien plus aigu, contraste avec la cornemuse écossaise ou la gaita galicienne qui présentent deux, voire trois bourdons.

Ce choix donne à la cabrette :

  • Une légèreté sonore propice à la virtuosité et à la rapidité d’exécution
  • Un équilibre subtil, où la mélodie survole le tapis harmonique sans s’y dissoudre
  • Un timbre moins saturé, idéal pour les intérieurs ou les bals

La perce et la « poesie » du son : une voix singulière

Montée le plus souvent en buis, érable ou fruitier local, la cabrette développe un timbre clair, presque argentin, qui fascine ethnomusicologues et musiciens.

  • Sa chanterelle percée conique (à différence de la perce cylindrique de la musette du Centre) accentue la rapidité d’émission et la brillance du son. L’agilité du doigté permet aux cabrettaires d’improviser ornementations et trilles.
  • La plage tonale de la cabrette est assez réduite, généralement une neuvième ou une octave, mais la vélocité et la dynamique compensent ce manque d’ambitus.
  • Certains modèles historiques étaient accordés en sol, la, ou si bémol.

La musette du Centre, elle, offre un jeu plus ample et un timbre plus doux, moins coupant. Le son du binioù breton traverse la lande, quand la cornemuse écossaise, elle, fait vibrer tout un régiment sur des kilomètres !

L’évolution, du bal musette au répertoire savant

La cabrette, au début, accompagne presque exclusivement les bourrées d’Auvergne et les danses dans les estaminets parisiens. Entre 1875 et 1920, on recense plus de 150 cabrettaires au sein des bals parisiens, dont le fameux Joseph Rouls (cf. INA).

Le mariage entre cabrette et accordéon (apparu vers 1880 dans ces mêmes bals) marque l’histoire du « bal musette » et son rayonnement au-delà du Massif central. Le duo cabrette-accordéon a profondément influencé la chanson et la valse françaises jusqu’au XXe siècle.

Ailleurs, l’ancrage est différent :

  • Le binioù, souvent joué avec le bombarde, garde la priorité des danses à figures et des fêtes agricoles
  • La cornemuse du Centre reste surtout rurale et villageoise, accompagnant les « nuitées » et rituels locaux
  • La gaita galicienne a gagné une stature officielle, accompagnant processions, cérémonies et compétitions

Pratiques, répertoires et renouveau : le souffle continu

Entre traditions et innovations

Ces dernières années, la cabrette n’est plus confinée à la nostalgie. De jeunes luthiers (Jean-François Dutertre, Christian Le Noach) réinventent son ergonomie, explorant accordages contemporains ou constructions écoresponsables (voir Confédération des Ateliers de Luthiers et Facteurs de Cornemuses, 2022).

  • Le festival international de Saint-Chartier rassemble chaque juillet près de 40 000 fans et luthiers, faisant dialoguer cabrettes et cornemuses du monde entier.
  • Des formations comme La Machine ou Jean Bona réinventent le swing populaire et jazz du bal musette via la cabrette.

A contrario, la musette du Centre s’ouvre au folk européen, la cornemuse écossaise envahit les stades, et la gaita espagnole s’exporte dans les groupes rock. Chacune à leur manière font vibrer la tradition sous des atours neufs.

Anecdotes et chiffres étonnants

  • En 1909, la cabrette est officiellement reconnue dans l’orchestre du Moulin Rouge (source : Archives du Bal Blomet).
  • Le bourdon de la cabrette peut atteindre 80 cm, mais certains modèles « miniatures » se limitent à 15 cm pour les enfants musiciens.
  • Durant le XXe siècle, les Auvergnats de Paris ont fondé plus de 100 sociétés musicales, presque toutes dotées d’au moins un cabretaire.
  • Le record de bourrée la plus longue tenue à la cabrette (selon le Guinness de la Musique Folklorique, 1998) : 7h15, à Riom-ès-Montagnes !

La cabrette, sentinelle de l’âme auvergnate… et passeuse de frontières

Au croisement du souffle, du bois et de la mémoire, la cabrette est bien plus qu’un simple instrument. Elle incarne une manière spécifique de vivre la musique : faite d’humilité, de virtuosité, d’arrangement subtil entre terroir et modernité. Face à la diversité ébouriffante des cornemuses, elle rappelle que chaque terroir sculpte ses instruments comme il façonne ses fromages, ses récits ou ses danses : dans la singularité, le souci de la nuance, et cette passion, indomptable, du partage. Ce dialogue entre souffles venus des plaines du Berry, des brumes de Bretagne ou des landes d’Auvergne, n’en finit pas d’enrichir notre paysage musical et de tisser de nouveaux échos pour demain.

Sources complémentaires :

  • Mustrad – La cabrette et les cornemuses en France
  • Dictionnaire des Musiques et Danses Traditionnelles, Jean Blanchard, 2013
  • Musée des Musiques Populaires, Montluçon
  • Association Cabrettes et Cabrettaires des Monts d’Auvergne
  • Centre International de la Musique Populaire d’Auvergne

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