De la nuit des bals à la clarté des montagnes : la cabrette, cœur battant d’Auvergne

19 septembre 2025

Une cornemuse singulière dans le paysage sonore français

Fermez les yeux… Un souffle venu de la montagne, un chalumeau qui s’élève, une main qui pétrit la poche de cuir ailleurs que sur les landes d’Écosse ou en Bretagne : ici, c’est la cabrette qui chante, l’emblème sonore de l’Auvergne. Ce mot, “cabrette”, évoque aussi bien la petite chèvre – celle qui fournissait jadis la peau – que la voix éraillée et chaude de ce hautbois rustique. Au XIXe siècle, elle s’affirme comme la vedette incontournable des noces et veillées du Massif central, alors même que tant d’autres cornemuses disparaissent.

Mais pourquoi la cabrette est-elle devenue l’instrument-reine d’Auvergne, celui dont le timbre peut faire vibrer la vallée ou subjuguer la salle d’un bal ? Cette histoire, c’est celle d’un peuple en mouvement, d’une tradition qui se réinvente et d’un savoir-faire transmis de génération en génération.

Les origines de la cabrette : entre pastoralisme et innovation

Si la cornemuse existe dans presque toute l’Europe, la cabrette intrigue par sa jeunesse relative et par sa spécificité technique. Sa naissance, souvent attribuée à la région du Haut-Plateau de l’Aubrac, remonte probablement à la seconde moitié du XIXe siècle (Culture.gouv.fr).

  • Le mot vient de : la “little goat” en occitan, car les premières poches ont été fabriquées avec de la peau de cabri.
  • Innovation majeure : l’ajout du soufflet mécanique, vers 1850, a permis de se libérer de l’effort physique du soufflage par la bouche, révolutionnant l’utilisation et la virtuosité de l’instrument (Wikipédia).

Tandis que beaucoup de cornemuses européennes tombaient en désuétude, la cabrette, plus petite, plus maniable, et dotée de ce fameux soufflet, conquiert les plateaux, puis les villes. Dès lors, elle prend une identité propre, sonore et sociale.

Un instrument populaire au cœur de l’Auvergne en mouvement

Des bergers aux migrants : la cabrette, compagne du déracinement

De la mi-année agricole jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’Auvergne voit ses hommes quitter les montagnes pour Paris – colporteurs, scieurs de long, puis marchands de vin, ramoneurs, cafetiers. Des milliers, chaque année, dans la grande vague de l’exode rural. Mais dans leurs bagages, ils n’oublient pas la cabrette.

  • La communauté auvergnate de Paris, dès les années 1870, crée des clubs, des bals auvergnats et une identité forte autour de la cabrette (source : CNRS Editions, “Les Auvergnats de Paris”).
  • L’instrument devient le porte-voix d’un peuple, le symbole d’un enracinement dans une terre que l’on ne veut pas oublier – même au cœur des “bougnats” de la capitale.

Bien plus qu’un simple instrument de fête, la cabrette incarne l’attachement, la mélancolie du pays et la solidarité du groupe. Elle devient le lien musical de la diaspora aurillacoise, laguiolaise ou stéphanoise, égrenant bourrées et valses sur les pavés et dans les cafés-concerts du XIIe arrondissement.

La lutherie, un art de la précision

Les secrets du son : fabrication et matériaux

Qui n’a jamais observé un luthier fabriquer une cabrette ignore peut-être le raffinement du geste : seuls quelques maîtres perpétuent aujourd’hui cet art, à Saint-Flour, Aurillac ou Clermont-Ferrand.

  • Corps : généralement en buis, en ébène ou en cerisier, travaillés pour garantir une solidité sans faille tout en favorisant la résonance naturelle. Le chalumeau (le tuyau mélodique) comporte une anche double.
  • Poche : traditionnellement en cuir de cabri (d’où le nom), cousue à la main pour assurer l’étanchéité. Une vraie poche de cabrette pèse aux alentours de 450-600 g à vide (atelier Gougnard, Espalion).
  • Soufflet : innovation centrale, qui permet à l’instrumentiste de souffler dans la poche sans se fatiguer et sans interruption du son.
  • Bourdon (dans la version avec bourdon, plus “traditionnelle”) : il donne la profondeur du son, souvent accordé à l’octave inférieure de la tonique du chalumeau.

Un instrument personnalisé : la cabrette, reflet du musicien

Chaque cabrette est unique : longueur du chalumeau, perçage, taille de la poche, décor du pavillon. Un instrument pour chaque main, chaque bouche, chaque souffle. Les grands luthiers, comme les Delaunay, les Honoré, ou les Thomas, marquaient leur fabrication d’un ornement, d'une gravure ou d’une signature qui venaient sceller la personnalité du musicien (Musée de Musique).

Rythmes et répertoires : la cabrette, actrice principale des bals et des veillées

Un instrument à danser

La cabrette naît pour la danse. Des bourrées ternaires – à trois temps – auxquelles elle donne leurs contours mélodiques, jusqu’aux mazurkas et valses, elle se pose comme l’âme musicale de la fête villageoise. Selon France Bleu, plus de 70 % des bals populaires du Cantal de 1880 à 1930 était animés par un cabrettaïre, souvent associé à un accordéoniste ou à un chanteur.

  • Le style de jeu : spécifique, il privilégie l’attaque franche, le staccato, les ornements et appogiatures qui marquent les bourrées à deux ou trois temps. Beaucoup de cabrettaïres jouaient debout, rendant la musique plus dynamique.
  • L’oralité : aucun cabrettaïre n’apprenait par le solfège – tout passait par l’imitation, la transmission directe, de l’oreille à la main, du souffle au cœur.

Aires d’influence et évolutions esthétiques

La cabrette ne se limite pas à l’Auvergne : on la trouve aussi sur les marges du Quercy, du Limousin et jusque dans le Forez. Mais c’est dans le Cantal, l’Aubrac et la Margeride qu’elle a forgé son “accent”. Chacune de ces régions cultive des particularismes mélodiques, des rythmes et des ornementations propres, qui illustrent la richesse du répertoire.

Dans les années 1940 et 1950, la cabrette survit à la déferlante de l’accordéon diatonique, puis chromatique, non pas en disparaissant, mais en se renouvelant : hybridation des répertoires, élargissement à la chanson, créations contemporaines (citons Jean-Louis Murat ou le groupe La Nòvia).

Figures sacrées et anecdotes marquantes

  • Joseph Rouls (1848-1926), dit “Bouscatel”, devenu le “roi des cabrettaïres” à Paris, a publié en 1910 le premier recueil imprimé de bourrées pour l’instrument, “Le Parnasse Auvergnat”.
  • Fête de la cabrette à Montsalvy : chaque année, ce rassemblement de plusieurs centaines de musiciens perpétue la tradition. En 2019, plus de 400 joueurs s’y sont retrouvés pour jouer ensemble la célèbre “bourrée de Sainte-Marie” (La Montagne).
  • L’influence dans l’univers classique : le compositeur Vincent d’Indy, originaire de Paris mais passionné d’Auvergne, a introduit la cabrette dans des œuvres du répertoire savant, faisant dialoguer tradition populaire et tonalités novatrices (“Symphonie sur un chant montagnard français”, 1886).

La cabrette aujourd’hui : héritière et pionnière

Au XXIe siècle, la cabrette garde sa place singulière : fraternelle, terrienne, mais aussi voyageuse. De nombreux jeunes luthiers et musiciens s’y consacrent. La fabrication, souvent artisanale, demeure un symbole de résistance face à l’uniformisation sonore.

  • De plus en plus de festivals (comme le festival Paris Cabrette, ou les rencontres de Lempdes) font dialoguer l’instrument avec jazz, musiques du monde ou électro.
  • Écoles et ateliers : à Aurillac, Laguiole ou Clermont, s’organisent des ateliers de cabrette ouverts à tous les âges.
  • Youtube et les réseaux sociaux : des vidéos de tutos, de reprises ou de bals virtuels ont permis à l’instrument d’essaimer bien au-delà du Massif Central.

L’esprit de la cabrette : entre racines et réinventions

Si la cabrette est l’instrument emblématique des musiques traditionnelles d’Auvergne, c’est que son histoire dit bien plus qu’une technique ou un timbre : elle raconte un peuple, une fierté, une capacité d’innover et de traverser les siècles sans jamais perdre sa force évocatrice.

Qu’elle sonne encore aujourd’hui sur les parquets cirés d’une fête païenne, dans le recueillement d’une église ou sous les doigts d’un jeune musicien urbain, la cabrette incarne un art de vivre sonore et poétique qui fait de l’Auvergne une terre unique d’échos et de métamorphoses.

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