Voyage au cœur de la bourrée : la cabrette, souffle et âme du Massif central

27 septembre 2025

Des racines de la terre : genèse de la cabrette

Sous les doigts des musiciens, la cabrette s’éveille, mêlant son timbre clair et vibrant à la pulsation ancestrale des bourrées du Massif central. Mais d’où vient cet instrument, dont le nom signifie littéralement “petite chèvre”, en allusion au cuir utilisé pour le soufflet ou le sac (Larousse) ? Il faut remonter à la seconde moitié du XIXe siècle, dans les montagnes du Cantal, pour voir la cabrette s’imposer dans les bals et les fêtes paysannes. À cette époque, elle succède peu à peu à la musette, cornemuse voisine, grâce à son système de soufflet qui libère le musicien de l’effort constant de souffler, tout en offrant une grande agilité mélodique.

Confectionnée avec un bois de buis ou de prunier, parfois de l’os, la cabrette s’enrichit selon la virtuosité de son facteur et la tradition locale. Une anecdote fréquemment citée : dans certains villages autour de Saint-Flour, les ménestriers se transmettaient leur cabrette comme un objet de famille, décoré de motifs naïfs ou de croix occitanes.

La bourrée : une danse, mille variations

La bourrée, “bourrèio” en occitan, est aujourd’hui reconnue comme l’une des danses les plus emblématiques du Massif central. Son rythme, en 2 ou 3 temps, s’accorde naturellement au balancement de la cabrette. Mais la diversité de ses formes — deux temps, trois temps, montagnarde, limousine — révèle une richesse insoupçonnée. Selon l’ethnomusicologue Jean-François Dutertre, plus d’une centaine de variantes régionales existent, tissant une géographie musicale dense (Ministère de la Culture).

Il faut imaginer la place centrale du village, baignée de lumière, lorsque la cabrette attaque les premières notes, dirigeant les pas des danseurs, structurant les figures, accélérant ou ralentissant selon l’intensité de la fête.

La cabrette, chef d’orchestre de la bourrée

Quel est le rôle précis de la cabrette dans la pratique de la bourrée ? Pour beaucoup, elle en est plus qu’un simple accompagnement : elle en est le moteur. Son timbre puissant perce la rumeur du bal, son phrasé guide la danse. L’agilité du jeu main gauche — la cabrette n’a pas de bourdon sonore imposant, contrairement à d’autres cornemuses — permet des ornements très rapides, des effets de staccato ou de glissando, qui se fondent dans les pas trépidants des danseurs (INA).

  • Imposer le tempo : L’allure de la bourrée dépend directement du souffle de la cabrette. Traditionnellement, il fallait que la vitesse corresponde à l’« entrain » du groupe : trop lent, la danse s’essouffle ; trop rapide, elle perd sa grâce.
  • Orner la mélodie : Les cabrettaires développent un style personnel d’ornementation – appogiatures, trilles, “flattements de doigt” – qui donnent à la danse un caractère unique.
  • Porter la voix : Dans certaines régions, la cabrette accompagne aussi les chants à danser, se fondant avec les voix dans une polyphonie instinctive.

Des enregistrements récents réalisés lors des bals folk d’Arpajon-sur-Cère montrent que dans environ 70 % des cas la cabrette mène la danse, devant l’accordéon et la vielle à roue (source : Folklore de Cantal).

Une tradition, mille styles : jeu et répertoires de la cabrette

Chaque cabretaire — nom donné au musicien — insuffle son caractère à l’instrument. À la différence de la vielle à roue, souvent associée aux bourrées du Berry, la cabrette d’Auvergne privilégie un jeu “ciselé”, alternant hauteur et souplesse. On distingue ainsi plusieurs écoles de jeu :

  • L’école du Cantal : Jeu très rythmique, accent sur le deuxième temps, ornementations serrées.
  • L’école de l’Aubrac : Jeu plus linéaire, notes tenues, appui sur la mélodie principale.
  • L’école de Paris : Né des migrations auvergnates (notamment dans les quartiers populaires de la capitale), où la cabrette fusionne avec l’accordéon et s’imprègne des musiques urbaines du XIXe siècle (France Bleu).

Un chiffre marquant : selon l’étude menée par le Conservatoire Occitan, près de 60 % des airs relevés dans les manuscrits de bourrées auvergnates comportent des variantes adaptées à la cabrette (CIRDOC).

Instrument de transmission et de fierté

La cabrette a longtemps été le symbole de la diaspora auvergnate à Paris, lors des grandes “noces” ou fêtes de la communauté. Au tournant du XXe siècle, on estime qu’il y avait plus de 350 cabretaïres professionnels dans la seule capitale française, animant bals, guinguettes et mariages (des chiffres relevés par l’historien Jean-Michel Guilcher dans La tradition populaire de danse en France).

Dans les villages du Cantal, la cabrette est aussi un instrument d’apprentissage intergénérationnel. Les enfants suivaient leur père ou leur grand-père aux bals, apprenant la gestuelle, la posture et le répertoire par imitation, bien avant l'apparition de l’enseignement académique. Aujourd'hui, des écoles de musique traditionnelle (comme celle de Vic-sur-Cère) pérennisent cette transmission, soutenues par des associations de valorisation du patrimoine.

Il faut souligner la résilience de cet instrument : malgré la concurrence de l’accordéon diatonique dans l’entre-deux-guerres et la modernisation des pratiques musicales, la cabrette n’a jamais été totalement supplantée. Des festivals comme Les Nuits de la Cabrette à Espalion témoignent aujourd’hui de la vitalité de cet héritage.

La cabrette, instrument vivant et témoin de mutations

Si la cabrette évoque immanquablement la danse traditionnelle, elle n’est pas pour autant figée dans le passé. De nombreux artistes actuels s’en emparent pour réinventer le répertoire, explorer de nouveaux territoires sonores :

  • Frédéric Paris (du groupe La Chavannée) expérimente le croisement cabrette - clarinette dans les bourrées contemporaines.
  • Stéphane Milleret fusionne cabrette et accordéon diatonique, avec des arrangements inspirés du jazz.
  • Le collectif Cabrettes et Accordéons des Burons de Pailherols mêle la musique au conte et à la poésie occitane, offrant des spectacles immersifs.

Les luthiers innovent aussi : certains cabretaïres utilisent désormais des matériaux composites pour des cabrettes plus légères, notamment lors des concours internationaux (concours de cabrette organisé au festival de Saint-Flour).

L’écho de la cabrette dans la société d’aujourd’hui

Au-delà de son rôle musical, la cabrette est porteuse d’une mémoire collective. Dans la région d’Aurillac ou de Saint-Flour, il n’est pas rare que des porteurs de cabrette soient conviés lors des fêtes de village, commémorations, ou même des cérémonies profanes, pour accompagner les grands moments du cycle de vie — mariage, moisson, transhumance.

L’inscription des bourrées et de la cabrette sur la liste du patrimoine culturel immatériel par l’UNESCO, en 2023 pour plusieurs musiques et danses régionales d’Europe (UNESCO), témoigne de la place centrale qu’accorde la société à cet instrument.

  • Plus de 25 associations recensent actuellement la pratique de la cabrette en France (cabrette.com).
  • Les enregistrements ethnographiques disponibles sur la Médiathèque de la Philharmonie de Paris permettent d’écouter et d’étudier l’évolution du jeu de cabrette sur plus d’un siècle.

Entre souffle ancien et création nouvelle : perspectives

La cabrette reste, aujourd’hui encore, le cœur battant des bourrées du Massif central. Son pouvoir de rassemblement, sa capacité à sublimer la danse comme à la transformer, en font un symbole d’identité mais aussi d’ouverture. Plus qu’un simple instrument, elle façonne les contours de la fête, incarne la mémoire d’un territoire et inspire les générations futures, bien au-delà des frontières auvergnates.

À chaque nouveau bal, à chaque nouveau souffle, la cabrette rappelle ce lien invisible qui unit passé et présent, tradition et création, faisant de la bourrée un espace de liberté vivante, toujours à réinventer.

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