La cabrette réinventée : chemins croisés entre tradition et création contemporaine en Auvergne

6 octobre 2025

La cabrette : un emblème sonore en perpétuelle mutation

Fermez les yeux un instant : laissez monter le souffle vif, le timbre oscillant entre douceur et énergie brute, et imaginez la cabrette. Jadis reine anonyme des bals auvergnats, elle fut l’âme de la fête comme celle du recueillement, compagnon de solitude et de partage. Mais aujourd’hui ? Un instrument du passé, pour initié·e·s ? Ou la matrice vivante d’un renouveau musical original ? La réponse, les musiciens d’Auvergne la vivent et la créent, chaque jour, bousculant et réinventant l’histoire de la cabrette.

La cabrette, racines et héritages : un bref rappel nécessaire

Avant de creuser la modernité, revenons sur l’essence de cette cornemuse auvergnate, dont le nom vient du mot « chèvre » en occitan (la peau de l’instrument était autrefois fabriquée à partir du cuir de cet animal). Née au XIXe siècle sur les plateaux du Massif central et dans la diaspora auvergnate de Paris, la cabrette s’est vite imposée dans les bals musette, puis dans le répertoire traditionnel régional. Elle se particularise par son système de soufflet (actionné par le bras, et non la bouche) et sa sonorité expressive, que l’on retrouve dans les enregistrements historiques de musiciens comme Joseph Rouls ou Antoine Bouscatel (source : Dastum Auvergne).

Au fil du XXe siècle, la cabrette a connu des phases d’oubli et de regain, son enseignement se réorganisant autour de festivals comme Les Nuits de Saint-Flour (Festival de Saint-Flour), de lutheries locales et de cheminements associatifs (Maison de la Cabrette, Cantal).

Quand la tradition s’ouvre : nouveaux répertoires, nouveaux publics

Aujourd’hui, la cabrette ne s’endort pas sur une tradition figée : elle se transforme au contact des courants musicaux contemporains, tout en nourrissant une volonté de transmission renouvelée.

  • Des répertoires élargis : le jeu de cabrette ne se limite plus aux bourrées et mazurkas. Des artistes tels que Pierre-Marie Blanchard ou Laurent Bitaud explorent les valses viennoises, les airs celtiques, voire des arrangements modernes, y intégrant des improvisations inspirées du jazz ou de la world music (source : France Musique, 2021).
  • Le bal trad réinventé : la scène folk, qui fédère DJ, électro et musiciens traditionnels, s’empare de la cabrette pour mêler pulsations électroniques et timbres anciens. Les groupes Cabrettes & Cabrettaires et La Machine proposent ainsi des bals où la cabrette dialogue avec synthétiseurs ou batterie.
  • Sensibilisation et transmission : pour attirer de nouveaux publics, nombre d’associations multiplient les collaborations avec les écoles, montent des stages ouverts à tous les âges (Maison de la Cabrette, « La cabrette dans tous ses états » 2023), ou proposent des cabarets participatifs. Le Conservatoire Musique et Danse d’Aurillac rapporte une hausse de 17 % des inscriptions aux ateliers cabrette entre 2015 et 2023 (source : rapport interne).

La lutherie et l’innovation technologique : la cabrette du XXIe siècle

Le regard neuf sur l'instrument va de pair avec la modernisation de la facture même de la cabrette. Ces innovations techniques rendent l’instrument plus accessible, modulable… et donc propice à de nouveaux usages.

  • Des matériaux repensés : en plus du buis ou de l’ébène, des luthiers comme Pascal Chambriard expérimentent avec des essences alternatives (érable, poirier), optimisant le poids et le confort de jeu, ainsi que des peaux synthétiques, permettant aux allergiques à la laine ou à la poussière de s’initier sans souci.
  • L'amplification et l'électronique : la pose de capteurs piezoélectriques ou de micros miniatures permet à la cabrette de s’intégrer dans des formations modernes, d’être mixée en direct ou transformée pour expérimenter d’autres sonorités (effets delay, reverb, modulation). Cela ouvre la voie à des collaborations avec les musiques amplifiées et l’électroacoustique (Le Figaro).
  • Logiciels de notation et de transmission numérique : l'association « Trad'Auvergne Numérique » recense déjà plus de 800 partitions de cabrette en accès libre (source : tradauvergnenumerique.fr), favorisant l'apprentissage autonome, les échanges internationaux et la création de réseaux d’émulation.

Collaborations audacieuses et fusions inattendues

Entrer dans le XXIe siècle, c’est aussi accepter la porosité des frontières musicales. Les cabrettaïres contemporains multiplient les ponts entre les genres, donnant à la cabrette des couleurs inédites.

Jazz, rock, musiques du monde : l’horizon s’élargit

  • Jazz et improvisation : en 2017, la cabrette s’est invitée sur la scène de Jazz à Vienne lors d’une jam entre artistes auvergnats et jazzmen new-yorkais : improvisations libres sur ostinatos traditionnels, polyrythmie au souffle. Une expérience qui a suscité curiosité et enthousiasme, et ouvert la porte à des projets discographiques hybrides (source : Jazz Magazine, juillet 2017).
  • Rock et pop : le groupe stéphanois Santa Patchole (originaire d’Auvergne) propose depuis 2019 des morceaux où la cabrette dialogue avec guitares électriques et claviers analogiques, tantôt en groove principal, tantôt discrètement en fond de mix. Leur titre « Cabrette-boum », sorti en single vinyle, s’est écoulé à 1300 exemplaires en moins d’un an (source : Discogs, 2021).
  • Musiques du monde : le multi-instrumentiste Serge Desaunay mélange cabrette, derbouka et mandole dans le trio « Par-delà les Monts », explorant les passerelles entre Auvergne, Maghreb et Balkans. La création de spectacles « dialogue des vents » suscite invitations dans des festivals européens (Ethno France, Hadra Trance).

Créations contemporaines et musiques savantes

Loin de s’en tenir aux répertoires folkloriques, la cabrette se fait aussi instrument de création contemporaine : la compositrice Anne Fresnel a écrit pour cabrette et quatuor à cordes (« Cimes Oubliées », création 2020), tandis que le festival Musique Démesurée à Clermont-Ferrand a programmé en 2022 un atelier où cabrette, machines électroniques et spoken word interagissent, en questionnant la mémoire du son.

Signe de cette vitalité, près de 50 œuvres nouvelles intégrant la cabrette ont été créées ces dix dernières années rien que dans le cadre des festivals et commandes d’ensemble en région Auvergne-Rhône-Alpes (source : Réseau RamDam, enquête interne, 2022).

Entre écologie, inclusion et réflexions identitaires : les enjeux d’un instrument au présent

Moderniser l’usage de la cabrette n’est pas un geste seulement musical. C’est aussi participer à la réflexion sur la place du patrimoine auvergnat dans une société mondiale, sur l’écologie et la question de l’accessibilité aux pratiques artistiques.

  • Dimension écologique : la raréfaction de certains bois exotiques a poussé les luthiers à relocaliser l'approvisionnement (érable du Limousin, poirier d’Ardèche), à adopter le recyclage des cuirs et à tester des peaux synthétiques.
  • Égalité et diversité : de plus en plus de femmes et de jeunes issus de milieux non ruraux s’emparent de la cabrette. En 2022, sur les 75 élèves inscrits à la Maison de la Cabrette, 42% étaient des femmes (source : Maison de la Cabrette, rapport annuel).
  • Scènes urbaines : alors qu’autrefois la cabrette était surtout rurale, elle trouve aujourd’hui sa place dans les métropoles, à Paris, ou encore à Lyon lors de la Nuit des Musiques vivantes, attirant des publics pluriels fascinés par le souffle d’une histoire qui se renouvelle.

Loin de cantonner la cabrette à un passé idéalisé, ces pratiques participent à redéfinir ce que veut dire « être auvergnat·e en musique », dans un dialogue constant entre mémoire et invention.

Perspectives : la cabrette face à demain

À l’écoute des musiciens contemporains, on comprend combien le destin de la cabrette se joue aujourd’hui sur de multiples scènes, de la grange aux scènes électro, des bals de villages aux plateaux des festivals internationaux. Entre fierté d’un héritage rural, curiosité musicale et audace créatrice, la cabrette demeure un fil vivant, tendu entre passé et avenir, et invite inlassablement à la danse, à la rencontre, à l’inattendu.

À chaque génération, sa manière d’accorder la cabrette au souffle de son temps — et c’est peut-être là, dans cette capacité à inspirer le présent, que réside la promesse la plus belle de cet instrument.

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