Dans l’ombre des montagnes : l’ascension de la cabrette au cœur de l’Auvergne

21 septembre 2025

Entre légendes et réalités : la naissance d’un son

Fermez les yeux un instant et imaginez un matin d’été sur les hauteurs du Cantal. Un vent léger caresse les bruyères, les troupeaux s’étirent sur les pâturages, et entre deux chants d’alouettes, s’élève le souffle rauque et agile d’un instrument inimitable : la cabrette. Si aujourd’hui, elle est devenue le symbole sonore de l’Auvergne et de ses bals populaires, sa trajectoire dans le paysage musical régional est le fruit d’un étonnant métissage de traditions, d’innovations techniques et de migrations humaines.

Une filiation pastorale venue du fond des âges

La cabrette n’est pas la plus ancienne des cornemuses d’Europe, loin de là. D’autres parents plus vénérables comme la musette, la chabrette limousine ou la zampogna italienne lui préexistaient (cf. Musicologie.org). Pourtant, ses origines sont profondément enracinées dans la vie pastorale auvergnate, où la pratique de la cornemuse accompagne le rythme des saisons et le quotidien des bergers.

  • Les premières traces d’instruments à anche en Auvergne : Dès le Moyen Âge, les représentations de musiciens ruraux jouant d’instruments à vent évoquent une famille d’instruments dont la “chabrette” et la “cornemuse du Centre”.
  • Fonction sociale : La cornemuse servait aussi bien à donner le ton lors des danses de village qu’à rassembler les troupeaux, créant ainsi un lien entre l’homme, l’animal et le territoire.

C’est dans ce contexte que la cabrette va émerger, sans doute à la faveur des échanges entre régions montagneuses et des modifications techniques apportées par des facteurs d’instruments et les musiciens eux-mêmes.

Une invention datée : fin XIXe siècle, entre Cantal et Aveyron

Si l’on distingue encore aujourd’hui diverses cornemuses régionales, la cabrette telle qu’on la connaît se démarque par son timbre tranchant, sa légèreté et sa virtuosité. Elle n’apparaît pas avant la fin du XIXe siècle, dans une région englobant la Margeride (nord du Cantal, sud de la Haute-Loire) et le Rouergue (sud du Massif Central).

  • Un facteur d’instruments clé : Antoine Bousquet (1822-1910), originaire de Saugues, est souvent cité comme le “père” de la cabrette moderne. Il modifie la cornemuse locale, réduisant la poche en cuir, simplifiant les bourdons, et surtout en joignant un soufflet (remplaçant l’insufflation par la bouche), ce qui va transformer le jeu. Sources : Auvergne-Cabrette.com, La Cabrette: Cornemuse d’Auvergne, Antoine Bousquet (C.D.E.C, 2014)
  • Un nom évocateur : “Cabrette” signifie “petite chèvre” en occitan, un clin d’œil à la poche autrefois confectionnée à partir de peau de jeune chèvre.

La cabrette va rapidement remplacer la grande cornemuse du Massif central. Son jeu plus expressif et sa fabrication facilitée la rendent idéale pour la danse et le répertoire ornementé des musiciens auvergnats.

La cabrette, témoin de l’exode auvergnat et de l’aventure parisienne

Au tournant des XIXe et XXe siècles, une vague d’émigration frappe l’Auvergne. Des milliers d’Auvergnats montent à Paris et dans les grandes villes, s’y établissant notamment comme marchands de vins, bougnats et charbonniers. Avec eux, dans leurs baluchons, des cabrettes, des accordéons et des souvenirs de ruraux.

  • Les cafés-concerts d’Aubervilliers au cœur de la petite Auvergne : À Paris, la cabrette devient l’emblème d’une identité régionale. Les bals auvergnats fleurissent dans les quartiers populaires, notamment autour de la place de la Bastille.
  • Des chiffres éloquents : En 1910, plus de 18 000 Auvergnats recensés à Paris, dont une grande partie gravite autour de ces bals traditionnels (cf. Persée - “L’Auvergne à Paris”).
  • Naissance de familles de musiciens : Les parents Bénech, Rouls ou Chavadit transmettront, de génération en génération, un style local instantanément reconnaissable.

C’est ainsi que la cabrette — instrument montagnard — devient le symbole sonore de la communauté auvergnate en exil, puis élargit sa popularité au-delà des cercles fermés de l’émigration, gagnant les salons parisiens et influençant certains compositeurs de musique savante.

Comment la cabrette se distingue-t-elle ? Morphologie et spécificités sonores

Si la cabrette partage son principe de base avec d’autres cornemuses européennes, elle possède plusieurs caractéristiques qui la rendent unique :

  • Poche plus petite, facilitant le transport et réduisant la fatigue du musicien : Modèle de poche généralement compris entre 25 et 30 cm de large.
  • Un soufflet fixé au bras : Cette innovation “libère” le souffle du musicien et lui permet une virtuosité et une expressivité inédites — de subtils vibratos, des attaques nettes, une rapidité d’exécution qui fascine encore aujourd’hui.
  • Un seul bourdon (la plupart du temps) : Cela confère un timbre à la fois présent et moins envahissant, permettant des mélodies riches en ornements.
  • Un répertoire ornementé : Si la cabrette accompagne la danse (bourrées, mazurkas, scottishs), elle inspire aussi des pièces solistes, de véritables démonstrations de virtuosité.

Un célèbre cabrettaïre, Joseph Rouls, le “roi de la cabrette”, a ainsi été enregistré à Paris dès 1907, offrant l’un des premiers documents sonores de l’instrument (Gallica BNF).

Du bal populaire à la scène contemporaine : un héritage vivant

La cabrette a donc migré, évolué, sans jamais disparaître. Après avoir été honnie dans certains milieux savants pour son caractère “populaire”, elle a connu un renouveau spectaculaire dans la seconde moitié du XXe siècle :

  • Festivals folkloriques et revival : Dans les années 1970, portée par le mouvement folk, des festivals comme “Le Festival de la Cabrette” à Espalion ont contribué à ranimer l’instrument.
  • Faiseurs d’instruments : De nouveaux facteurs perpétuent et font évoluer l’art du montage de cabrette, avec une attention renouvelée portée aux matériaux, à la précision acoustique, et à la personnalisation (on compte aujourd’hui moins de 50 facteurs actifs en France).
  • Transmission et pédagogie : Des écoles spécialisées existent aujourd’hui dans le Cantal, la Lozère, l’Aveyron, mais aussi à Paris, où l’on apprend la cabrette auprès de maîtres-musiciens.

Cabrette et musiques actuelles

Au-delà du cercle des musiques traditionnelles, la cabrette séduit aussi la scène actuelle. Des groupes comme La Mal Coiffée ou Sourdure n’hésitent pas à la mêler à l’électro, à l’improvisation libre ou au jazz, illustrant la vitalité de ce patrimoine adapté au monde d’aujourd’hui. Plusieurs artistes contemporains enregistrent régulièrement des disques mêlant bourrées, compositions modernes et arrangements audacieux (“La Cabrette en scène” — Label AEPEM 2018).

Quelques dates et chiffres : l’incroyable itinéraire de la cabrette

Date Événement clé Lieu
1860 Première cabrette à soufflet fabriquée par Antoine Bousquet Saugues
1880-1910 Essor des bals et cafés auvergnats à Paris Paris, Bastille, Montmartre
1907 Premier enregistrement discographique de cabrette (Joseph Rouls) Paris
1970 Renaissance folk et premiers festivals dédiés à la cabrette Espalion, St-Flour
2018 Sortie de l’album “La Cabrette en scène” Label AEPEM

Voyage à travers les sons : images et évocations

  • Le “bréga” : L’attaque vive et pleine de la note, typique de la cabrette auvergnate, donne aux bourrées une énergie irrésistible.
  • Le “soufflé” : Grâce au soufflet, l’instrumentiste module le débit d’air, créant des phrases musicales d’une rare longueur, impossible à la cornemuse à bouche.
  • L’ornementation : Trilles, mordants, appoggiatures… tout un vocabulaire hérité du bal et transmis oralement.

La cabrette n’est donc pas seulement un témoin du passé rural : c’est aussi le cœur battant d’une identité régionale, un foyer de créativité et une invitation à l’écoute attentive de ce que le patrimoine musical a de plus vital à offrir.

Cabrette, un instrument qui réinvente la tradition

L’histoire de la cabrette incarne à elle seule le cheminement des musiques populaires, capables d’allier mémoire et innovation, fidélité aux paysages et ouverture sur le monde. Aucun autre instrument n’a peut-être autant accompagné les étapes de l’exil et de l’enracinement auvergnat, ni laissé une telle empreinte sur la culture musicale française.

Avec plus de 4 000 praticiens dénombrés en France par la Fédération des groupes folkloriques d’Auvergne (2017), la cabrette se joue désormais sur toutes les scènes, petites ou grandes, et dans les bals, où la magie opère toujours. Chaque joueur est dépositaire d’une histoire, d’un souffle, d’une couleur unique. C’est sans doute là que réside le secret de la longévité de la cabrette : dans sa capacité à faire danser hier comme aujourd’hui, à relier les générations, et à résonner, toujours, dans l’écrin des montagnes.

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