Secrets de souffle : l’art vivant de la transmission de la cabrette en Auvergne

30 septembre 2025

La cabrette : une singularité auvergnate au cœur du patrimoine musical

La cabrette, qui signifie littéralement « petite chèvre » en occitan, apparaît dans la seconde moitié du XIXe siècle et trouve rapidement sa place aux côtés de la vielle et de l’accordéon. Son invention est attribuée à Joseph Faure, sabotier et musicien du Massif cantalien, qui imagina d’intégrer un soufflet pour remplacer le traditionnel soufflet de bouche, rendant son jeu accessible et plus « mobile ». La cabrette séduit particulièrement les Auvergnats montés à Paris, où sa voix rythmera les bals, les guinguettes et les cafés-charbons jusqu’à devenir un véritable symbole de la « petite Auvergne ».

  • En 2020, on estimait à environ 800 le nombre de cabrettaïres en France (source : Jean-Luc Matte, ethnomusicologue).
  • La cabrette fait aujourd’hui partie des pratiques repérées par l’Inventaire du Patrimoine culturel immatériel en France (Ministère de la Culture, 2012).

Entre transmission orale et écrite : traditions, ruptures et renouveaux

Le pouvoir de l’oralité

Ce qui lie le joueur de cabrette à ses prédécesseurs, c’est d’abord la magie de la transmission orale. Dans les fermes, les bistrots, lors des rassemblements populaires, la technique du cabrettaïre se transmettait « à l’oreille ». On apprenait en « regardant et en écoutant », comme le résume l’historien Gérard Pégourier. Le maître posait ses doigts, montrait, corrigeait, mais il n’y avait pas de partition écrite : le geste précède le mot.

  • La position du soufflet : la cabrette se joue assise, le soufflet calé sous le bras droit. Les subtilités de pression impactent directement le timbre et le phrasé—cette finesse échappe souvent aux descriptions écrites.
  • Les ornementations : caractéristique essentielle, les « coulés », « tremblements » et « vibratos » sont compris instinctivement à force d’écoute rapprochée.
  • L’apprentissage du répertoire : avant l’avènement du disque, il se transmettait presque exclusivement oralement. Au début du XXe siècle, on estimait que chaque joueur de cabrette connaissait entre 30 et 70 airs traditionnels par cœur (Ethnologie française, 1984).

La partition : un passage délicat

Avec l’avancée du XXe siècle, la notation musicale fait son entrée. Cependant, la cabrette conserve une certaine résistance à la partition : la majorité des airs sont encore transmis oralement ou en tablature simplifiée (« grille de doigtés ») plutôt qu’en solfège classique. Cette hybridation donne à la cabrette une polyvalence rare, mais exige du musicien contemporrain curiosité et capacité d’adaptation.

L’école de la cabrette : entre ateliers, familles et modernité

La filiation familiale : un foyer de l’apprentissage

De nombreuses lignées familiales se sont illustrées dans la transmission du jeu de cabrette. Le cas emblématique reste celui de la famille Chabrier, du Cantal, dont trois générations de musiciens ont porté la tradition. Jean Chabrier racontait : « Mon père venait jouer à la veillée, et j’apprenais d’abord en l’accompagnant au battement des pieds avant de toucher l’instrument. »

  • Dans les années 1930-50, selon l’étude de P. Bernard (Les musiques populaires d’Auvergne), près de 60% des nouveaux cabrettaïres apprenaient d’un membre de leur famille.
  • La présence de l’instrument à la maison encourageait l’imitation spontanée dès le plus jeune âge.

Les stages et ateliers : la transmission réinventée

Depuis les années 1970, une nouvelle ère de transmission collective s’ouvre. Le renouveau des musiques traditionnelles s’accompagne de la mise en place de stages, festivals et ateliers (notamment via l’AMTA — Agence des Musiques des Territoires d’Auvergne).

  • Entre 2017 et 2023, plus de 1 200 personnes ont suivi au moins un atelier de cabrette (données AMTA).
  • Les stages rassemblent, le temps d’un été ou d’un week-end, professeurs chevronnés (comme Jean-Pierre Champeval) et apprentis venus de toute la France.
  • L’apprentissage par la vidéo — de YouTube à des plateformes dédiées — a ouvert de nouvelles voies, mais beaucoup d’experts rappellent que le « face-à-face » reste irremplaçable pour capter la subtilité du souffle et du toucher.

Les associations et écoles spécialisées

De nombreuses associations structurent aujourd’hui la transmission de la cabrette :

  • La Cabrette du Haut-Allier : organisation de masterclass, sauvegarde de répertoires inédits, réalisation d’émissions radio locales.
  • AMTA : enregistrements, publications, coordonne le réseau de musiciens et maîtres à jouer.
  • Ecoles municipales ou départementales : dans les villes du Puy-en-Velay, d’Aurillac, ou encore Saint-Flour, la cabrette a réinvesti les établissements publics d’enseignement musical depuis les années 2000 (source : Conseil départemental du Cantal).

Expliquer la cabrette, impossible ? Le défi de la transmission technique

Le souffle : un secret bien gardé

Parmi les aspects les plus mystérieux de la cabrette, le contrôle du souffle reste le plus complexe à transmettre. Il dépend de l’énergie du bras, d’un rythme interne qui ne peut presque jamais s’écrire. Un adage populaire, mentionné dans plusieurs témoignages collectés par l’AMTA, dit : « On donne le bras, mais le cœur fait le reste. »

  • Certains maîtres recommandent d’initier l’enfant à la respiration costale et à la mesure de l’allant par la marche : la cadence du pas se retrouve dans le mouvement du soufflet.
  • Des exercices d’assouplissement du poignet sont transmis pour garantir l’endurance nécessaire lors de longues bourrées.

L’ornementation : tradition ou innovation ?

La plupart des cabrettaïres s’accordent à dire qu’il n’existe pas deux jeux identiques. L’ornementation – ces petites fioritures subtiles qui donnent le grain particulier à une mélodie – est « la marque de fabrique » de chaque musicien.

  • Les variations se transmettent souvent comme des « secrets de cuisine », lors de tête-à-tête musicaux : chaque génération ajoute ses saveurs.
  • Certaines familles d’Auvergne possèdent des airs ou des façons de jouer spécifiques, jalousement conservées (« se joue ainsi chez les Séguiers d’Aurillac », lit-on parfois dans les carnets d’ethnologues).

Transmission et transformation : la cabrette d’aujourd’hui, entre fidélité et métissage

Une génération nouvelle et créative

Depuis une vingtaine d’années, la cabrette fait l’objet d’expérimentations musicales étonnantes – du jazz à l’électro. Des artistes comme Jean-Michel Cayre ou Régis Bonnet brisent les carcans, invitant l’instrument dans de nouveaux territoires sonores, mais tout en revendiquant un lien fidèle à la tradition apprise « par la main et par l’oreille ».

  • Dans la dernière décennie, au moins 7 albums de cabrette enregistrés ont mêlé reprises de thèmes traditionnels et compositions originales (source : Discogs, 2023).
  • Les compétitions de cabrette (Concours Trad’Oc, Festival Interfolk) encouragent la cohabitation entre styles « purs » et formes contemporaines.

La place des femmes dans la transmission

Longtemps dominée par les figures masculines, la pratique de la cabrette évolue. Aujourd’hui, selon les répertoires des écoles de musique du Massif Central, plus de 35% des élèves apprentis cabrettaïres sont des femmes. Cette féminisation du milieu se traduit par de nouveaux modèles d’apprentissage et une ouverture stylistique salutaire.

L’avenir de la transmission : défis et promesses

La cabrette demeure un art exigeant, fragile car tributaire de dynamiques familiales et associatives, mais solide grâce à la passion de ses interprètes. Son enseignement se réinvente constamment : en intégrant la modernité sans délaisser l’ombre tutélaire des veillées d’autrefois. À l’heure du numérique, le geste transmis en face-à-face reste irremplaçable pour préserver la finesse de l’art cabrettaïre, et chaque main qui se pose sur le soufflet, chaque oreille qui s’ouvre à l’audace du timbre, prolonge la grande chaîne des échos.

La musique, dit-on dans les Monts du Cantal, « fait danser les pierres ». Si la cabrette survit, c’est parce que chacune de ses notes, offerte à l’autre, tisse ce fil invisible entre les générations – un fil que rien, pas même le temps, ne saurait rompre.

En savoir plus à ce sujet :